POLITIQUE
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Sondages: l’Ifop, un outil de l’extrême droite pour stigmatiser les musulmans?
Le dernier sondage de l’Ifop sur l’islam en France suscite l’indignation. Accusé de nourrir les peurs et de stigmatiser les musulmans, il semble façonner un climat de suspicion, alors que sociologues et experts dénoncent ses biais.
Sondages: l’Ifop, un outil de l’extrême droite pour stigmatiser les musulmans?
Les sondages de l'Ifop accusés de stigmatiser la communauté musulmane en France
il y a 8 heures

Un récent sondage de l’Institut français d’opinion publique (Ifop) sur l’islam et les musulmans en France a mis le feu aux poudres, ravivant les inquiétudes d’une communauté déjà sous pression. Plusieurs conseils départementaux du culte musulman, rejoints par des associations, dénoncent une enquête qui, selon eux, distille “le poison de la haine” et alimente un climat de suspicion grandissant à l’égard des musulmans.

L’étude, réalisée auprès de 1 005 personnes, met en lumière une “hausse de la pratique religieuse, particulièrement chez les jeunes en France”, ainsi qu’une “adhésion plus forte à des normes religieuses strictes”. Elle indique aussi qu’une part notable des répondants exprime une sympathie pour certains idéaux “islamistes”, et que les références religieuses priment parfois sur la loi française chez les plus jeunes.

Cadrage jugé réducteur, questions orientées, biais méthodologiques… Les critiques pointent un sondage qui, loin d’éclairer le débat public, risquerait au contraire d’alimenter les stéréotypes et la stigmatisation.

D’ailleurs, depuis plusieurs années, les enquêtes de l’Ifop se focalisent sur la visibilité de l’islam, le port du voile, la “radicalisation” ou encore la compatibilité perçue entre islam et République. Autant de thèmes qui, selon leurs détracteurs, enferment les musulmans dans une lecture strictement sécuritaire.

Des sondages façonnés 

Les critiques des sondages de l’Ifop ne se limitent nullement à la communauté musulmane en France. De nombreux sociologues et spécialistes considèrent que ces sondages entretiennent l’idée que le rapport à l’islam ne peut être lu qu’à travers le prisme du risque et de la suspicion, au détriment d’analyses sociologiques plus nuancées sur la pratique religieuse ordinaire.

Pour le sociologue français Raphaël Liogier, la mécanique est bien rodée : les instituts de sondage ne se contentent pas de mesurer l’opinion, ils la façonnent et en accentuent la portée.

“Les instituts de sondage sont des institutions privées, au service des hommes politiques, des journaux, des médias… Ils amplifient l’opinion déjà existante, parce que les sondages sont commandés par des gens qui veulent des résultats allant dans leur sens”, confie-t-il à TRT Français.

Selon lui, la commande même du sondage détermine son orientation. Il cite, à ce titre, l’exemple de journaux comme Le Point ou Valeurs Actuelles.

“Quand des journaux objectivement islamophobes commandent un sondage à l’Ifop, ils veulent un certain type de résultats”, souligne le sociologue.

Un outil pour nourrir les peurs collectives

Le problème fondamental du sondage, selon M. Liogier, tient au fait qu’il renforce des préjugés au lieu de les déconstruire.

“Le principe de la recherche, c’est de mettre à distance les préjugés. Là, on les amplifie. On mélange tout, on essentialise et on crée une figure de l’ennemi absolu”, dit-il.

Pour lui, le sondage de l'Ifop n’est pas seulement un instrument mal utilisé, c’est le reflet d’une société qui, dans un moment de fragilité identitaire, désigne les musulmans comme bouc émissaire, au risque de s’enfoncer dans une spirale de défiance et de divisions.

“Les Français sont narcissiquement blessés. La France n’est plus le centre du monde, il y a une crise économique, sociale… Pour gérer nos angoisses, on désigne des ennemis”, déplore le sociologue.

 Dans ce climat, les sondages deviennent un outil de projection collective. Ils alimentent et exacerbent, selon M. Liogier, le délire de se croire encerclé ou menacé, accentuant l'agressivité de la société française.

M. Guillaume Jobin, écrivain français et ancien président de l’École supérieure de journalisme de Paris (ESJ) partage cette analyse. Ce type d’enquêtes installe l’idée que le rapport à l’islam doit être systématiquement évalué sous l’angle du risque, de la radicalité ou du refus des valeurs républicaines, affirme-t-il au micro de TRT Français. Une perspective qui, selon lui, déforme la réalité des pratiques ordinaires et nourrit la perception d’un problème communautaire.

“C’est un sondage avec un objectif qui est de faire peur, de dire que les musulmans ne sont pas intégrés”, déplore-t-il. Et de poursuivre : “ Je trouve que c’est scandaleux et que cela ne fait qu’ajouter de l’eau au moulin de l’islamophobie en France”.

Hostilité grandissante

En effet, les musulmans en France font face à une stigmatisation grandissante nourrie par certains discours politiques, médiatiques et publics qui assimilent trop souvent islam et menace sécuritaire. Cette association abusive crée un climat de suspicion généralisée où des pratiques religieuses comme le port du voile, l’alimentation halal ou la prière peuvent être  perçues comme des signes d’extrémisme. Cette atmosphère alimente des préjugés et installe l’idée que les citoyens de confession musulmane représenteraient une menace pour la France et la République.

Ce contexte s’accompagne d’une hausse mesurable des actes islamophobes et de décisions législatives qui restreignent certaines libertés individuelles, telles que l’expression religieuse dans l’espace public ou au sein d’institutions spécifiques. Ces mesures, souvent présentées comme nécessaires pour préserver la laïcité, sont ressenties par les musulmans comme discriminatoires et ciblant exclusivement les musulmans. Elles renforcent un sentiment d’exclusion et de marginalisation, tout en fragilisant la cohésion sociale.

D’ailleurs, sous couvert de lutter contre l’islamisme, des sénateurs Les Républicains préconisent 17 mesures pour lutter contre l’islamisme, dont une partie empêcherait la libre pratique de la foi. Ils veulent notamment interdire le voile aux mères accompagnatrices scolaires et aux mineures, ainsi que le jeûne du Ramadan pour les moins 16 ans. 

Cette atmosphère suscite également une recrudescence des actes islamophobes. Selon le Collectif contre l'islamophobie en Europe (CCIE), le nombre de faits islamophobes en 2024 s’élève à 1 037 — bien au‑delà des 173 recensés par le ministère français de l’Intérieur. Cela marque une augmentation de 25 % par rapport à 2023 (828 cas).

D’ailleurs, ce même institut de sondage avait publié auparavant une étude, commandée par la Grande Mosquée de Paris, montrant que 66 % des musulmans déclarent avoir déjà subi des discriminations islamophobes et 80 % des personnes interrogées affirmaient percevoir une hausse de ces discriminations. Cette donnée, particulièrement élevée, mettait en lumière un phénomène structurel de stigmatisation, révélant que les musulmans sont déjà exposés à un environnement social hostile.

Une “réislamisation” hors contexte

Le nouveau sondage de l’Ifop conclut également à une “réislamisation marquée”, notamment chez les jeunes. L’Institut français d’opinion publique y voit des convictions plus affirmées et des comportements religieux jugés plus rigoureux.

Mais pour le sociologue Raphaël Liogier, cette conclusion est totalement décontextualisée.

“Plus on est jeune, plus on pratique intensément. C’est pareil chez les catholiques, les protestants, les juifs… Mais personne ne vient interpréter cela comme un signe d’extrémisme”.

Il évoque à titre d’exemple la forte visibilité religieuse de jeunes juifs séfarades à Marseille, notant que “Personne n’en parle, parce que personne ne l’interprète comme un signe d’islamisme”.

Poussée de l’extrême droite

Le sondage de l’Ifop ne peut être dissocié du contexte politique actuel, marqué par la progression de l’extrême droite. En accentuant la visibilité supposée de certaines “réalités” liées à l’islam dans la société française, ce type d’enquête contribue à légitimer des discours déjà portés par les partis d’extrême droite.

“Je trouve que le sondage est une pierre de plus contre l’islam et les musulmans en France pour soutenir la montée de l’extrême droite en vue des élections présidentielles”, résume l’ancien président de la plus ancienne école de journalisme au monde, Guillaume Jobin.

En diffusant une vision caricaturale et anxiogène, l’enquête alimente ainsi un terreau politique favorable aux formations d’extrême droite, qui s’en saisissent pour nourrir leurs récits identitaires.

“Vous êtes catalogués musulmans, croyants ou pas,  (...) Un climat de haine est lancé pour pouvoir favoriser les élections dans deux ans”, regrette M. Jobin. 

En somme, la controverse autour du sondage de l’Ifop révèle une dérive plus large. Les sondages sur l’islam, loin d’être de simples outils de mesure, participent à construire la perception même qu’ils prétendent analyser.

Ils transforment des pratiques religieuses ordinaires en signaux d’alarme, légitiment des discours politiques de plus en plus radicaux et finissent par façonner l’espace public au lieu de l’éclairer.

 

 

 

SOURCE:TRT Français