Eric-André Martin, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) (Photo, Anne Ilcinkas) (Others)

"Un tandem secoué", "un divorce impossible", "une désunion", "une bataille de leadership"… Depuis quelques jours, la presse se fait l’écho de dissensions entre la France et l’Allemagne au sujet de la réponse à apporter à la guerre en Ukraine. Tout a commencé avec le pavé jeté dans la mare par Emmanuel Macron le 26 février dernier. "Rien ne doit être exclu", répond le président français à une question posée sur l'envoi de troupes occidentales en Ukraine, lors d’une conférence de presse donnée à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine, à l’Elysée. Une option jusque-là jamais évoquée par la France et qui provoque l’ire de l’Allemagne. Dès le lendemain, le chancelier allemand prend en effet le contre-pied du chef d'État français en déclarant en marge d’un déplacement à Fribourg-en-Brisgau, dans le sud de l’Allemagne "qu'il n'y aura aucune troupe au sol, aucun soldat envoyé ni par les États européens, ni par les États de l'Otan sur le sol ukrainien".

Pour Eric-André Martin, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), le président Macron " s’est aventuré dans une déclaration où il est allé un peu plus loin que ce qui aujourd'hui faisait l'objet d'un consensus entre les Alliés, ce qui a suscité ces prises de distance " de la part de l'Allemagne mais aussi de la part d'un certain nombre de pays européens et des Etats-Unis.

"L’Allemagne, dans ce contexte, apparaît aussi comme un cas un peu singulier, poursuit le chercheur, dans la mesure où le chancelier Scholz a très clairement posé des lignes rouges depuis le début du conflit". Olaf Scholz a déclaré en effet que "l’Allemagne apporterait toute l'aide nécessaire pour que l'Ukraine ne s'effondre pas ou en tout cas ne perde pas face à la Russie". L’Allemagne est d’ailleurs devenue le deuxième fournisseur d’armes à l’Ukraine après les Etats-Unis, la France étant loin derrière, à la quatorzième place. "L’Allemagne doublera le volume de son aide en 2024, précise encore Eric-André Martin. Mais pour autant, Olaf Sholz exclut tout risque d'escalade et, dans ce contexte, il exclut l'envoi de troupes allemandes au sol".

L'Allemagne face à son passé

Pour le chercheur, cette réticence s’explique par le traumatisme hérité de l’histoire : "L’Allemagne mesure très clairement le fait qu’elle a payé assez cher le fait de s'être heurtée à la Russie. Aujourd'hui, voir des soldats allemands se battre contre des soldats russes est un scénario que les Allemands ne veulent pas voir se reproduire. Sauf s'ils y étaient obligés pour défendre leur territoire. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Le territoire ukrainien n'est pas le territoire allemand et l’Ukraine n'est pas non plus un allié de l'Alliance atlantique au profit duquel il faudrait intervenir s'il était attaqué ".

Marquée par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, puis par la partition du pays pendant la Guerre Froide, l’Allemagne a longtemps été un pays pacifiste. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le pays s’est refusé à livrer des armes “létales” dans les zones de conflit, à de rares exceptions près. Le refus du chancelier Scholz de livrer des missiles longue portée Taurus à l’Ukraine s’inscrit dans cette logique. "Les soldats allemands ne doivent à aucun moment et en aucun lieu être associés aux objectifs atteints par ce système", avait-il déclaré, fin février, estimant que "ce qui est fait en termes de ciblage et d'accompagnement du ciblage, du côté des Britanniques et des Français, ne peut pas être fait en Allemagne”.. Pour Eric-André Martin, "il est clair dans l'esprit du chancelier que la Russie attribuerait à l'Allemagne la responsabilité de cette frappe et de cet acte. Et pour le moment, c'est une ligne qu'il ne veut pas franchir. Et cela reste cohérent par rapport à la doctrine constante qu'a adoptée le chancelier sur les modalités de l'aide. La position du gouvernement allemand est également en phase avec l'opinion publique allemande qui est majoritairement hostile à entrer dans une escalade du conflit, notamment par le biais de la fourniture de ce type de moyens”.

Des enjeux électoraux

Olaf Scholz est également contraint à cette ligne pour des raisons électorales. "Il y a une forte érosion de la popularité du chancelier et des partis au pouvoir, explique Eric-André Martin. On est également dans la perspective d'élections régionales à l'automne qui peuvent amener au pouvoir, ou propulser le parti d'extrême droite, l'AFD, l’Alternative pour l'Allemagne, dans trois Länder de l'Est. Ce qui pose une vraie question, à savoir s'il faut laisser la question du parti de la paix aux oppositions populistes ou non. Ensuite, il est évident que l’électorat social démocrate est très sensible à la question d'une participation militaire, en tout cas d'une escalade du conflit. Donc le chancelier est obligé de faire attention à cela pour rester en phase avec son électorat ", indique Eric André-Martin.

En France aussi, les élections européennes approchent et la campagne est d’ores et déjà lancée. "Le président (Macron) a choisi de poser la campagne européenne autour de la question du soutien à l'Ukraine et aussi pour cliver par rapport à certains partis, notamment le Rassemblement national, explique Eric-André Martin. On voit donc que les enjeux de politique intérieure sont présents dans les deux pays mais ne sont pas du tout convergents. C’est ce qui explique aussi cette dissonance dans le débat public ".

Pour le chercheur, une autre élection pèse également sur la question de l’Ukraine, la présidentielle américaine. "Aujourd'hui, on est dans la dernière phase de la course pour la présidentielle américaine, on sait qu'il y aura un duel entre Joe Biden et Donald Trump, qui pose, de fait, la question d'un possible désengagement des Etats-Unis ou en tout cas d'une révision assez drastique de leur engagement en Ukraine. Cela pose la question de savoir comment les Européens peuvent se positionner. Et je pense que c'est un élément que le président Macron avait en tête en essayant de faire serrer les rangs européens, ou en indiquant à la Russie que les Européens, eux, feraient le nécessaire pour que l'Ukraine ne s'effondre pas".

"La France et l'Allemagne, obligées de s'entendre”

Si le président de la République française reconnaissait lors de la conférence de presse du 26 février "qu’il n'y a pas de consensus aujourd'hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol", il évoquait une "ambiguïté stratégique qu['il] assume" sur la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. "Tout le monde n'est pas forcément d'accord sur les modalités de cette ‘ambiguïté stratégique’, mais tout le monde est d'accord sur le fait qu'il faut aujourd'hui envoyer à la Russie un message de fermeté et de détermination", nuance Eric-André Martin, qui estime que les réponses envoyées par Vladimir Poutine à la France "prouvent que les messages ont bien été notés. Et justement, il essaye, en mettant la pression sur la France, de faire en sorte que les autres pays ne s'y rallient pas en montrant que c'est une ligne lourde de menaces".

"S’il n'y a pas forcément une grande affinité personnelle" entre Macron et Scholz, "la situation est suffisamment grave pour que chacun mette de côté ses affinités ou son manque d'affinité pour pouvoir œuvrer à un intérêt commun, qui est l'intérêt de nos deux pays et qui est aussi l'intérêt de l'Europe", estime le chercheur, avant de rappeler " qu’au départ, entre Angela Merkel et le président Macron, la relation n'était pas forcément non plus très chaleureuse et qu'elle s'est construite au fil du temps. Gageons qu'il en aille de même pour les deux têtes de l'exécutif actuel".

En présence du premier ministre polonais, Donald Tusk, le chef de l'État français et le chancelier allemand ont d’ailleurs passé outres leurs désaccords et manifesté leur soutien " indéfectible" à l'Ukraine le 15 mars dernier à Berlin. Cette fois-ci, il n'y a pas eu de grandes déclarations à la presse à la fin de la réunion. "La France et l'Allemagne, compte tenu de leur intérêt commun de ne pas laisser la Russie emporter cette guerre, sont obligées de s'entendre. Alors il faut considérer que c'est un épisode, un incident dans le parcours, mais que pour autant ça ne change en rien leur volonté d'obtenir cet objectif", estime encore Eric-André Martin, qui considère que "les choses vont se stabiliser parce que tout le monde a compris qu'il n'est dans l'intérêt de personne d'étaler ces débats sur la place publique".

TRT Francais