OPINIONS
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"Bloquons tout": la France sociale à la croisée des chemins
Né dans la fièvre des réseaux sociaux, le mouvement "Bloquons tout " du 10 septembre a réveillé une colère sociale que beaucoup croyaient endormie. Cette mobilisation interroge sur l’avenir du conflit social en France.
"Bloquons tout": la France sociale à la croisée des chemins
Le mouvement "bloquons tout", un défi pour le nouveau PM Sébastien Lecornu / Reuters
17 septembre 2025

Alors que les derniers heurts en marge de la mobilisation du 10 septembre s’éteignent, le paysage social et politique français reste sous haute tension. Un nouvel appel à la mobilisation, le 18 septembre, porté par les principaux partis et syndicats de gauche, annonce une rentrée sociale brûlante.

"Bloquons tout", né sur les réseaux sociaux et porté par une colère diffuse contre la vie chère et les injustices fiscales, interroge pourtant par sa forme comme par son fond. Critiqué par la droite et l’extrême-droite pour ses méthodes jugées violentes et pour son exploitation par l’extrême-gauche, ses mots d’ordre ont toutefois prouvé leur efficacité en mobilisant entre 200 000 et 250 000 personnes selon les estimations du ministère de l’intérieur et des principaux syndicats. La nouvelle mobilisation prévue le 18 septembre s’annonce par conséquent comme potentiellement supérieure en termes d’intensité.

Au niveau de son organisation, ce mouvement du 10 septembre se distingue par l’absence de leadership structuré et par son caractère décentralisé. Si les Gilets jaunes s’étaient approprié les ronds-points et les zones périphériques, "Bloquons tout" a essaimé en ligne, avec pour mot d’ordre original le boycott des cartes bancaires pour une journée. Une protestation invisible, mais symbolique. Pour le politiste Antoine Britielle, auteur d'une première étude sociologique de mouvement, cette forme de mobilisation est le reflet d’une "défiance généralisée envers les institutions, qu’elles soient politiques ou syndicales". Un constat partagé par Stéphane Sirot, historien, spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux : "Nous assistons à une fragmentation de l’action collective. La protestation ne passe plus nécessairement par les canaux traditionnels".

Dans un entretien accordé à TRT Français, Amine Bouabbas, Premier adjoint écologiste de la mairie du 14e arrondissement de Paris et professeur d’histoire, estime qu’il ne s’agit pas "d’un simple feu de paille". L’élue de gauche replace cette mobilisation dans une séquence historique plus longue, remontant aux contestations contre la loi Travail de Myriam El Khomri sous François Hollande, en passant par le mouvement des Gilets jaunes et la bataille contre la réforme des retraites. "Il y a une protestation contre une politique néolibérale, antisociale, et surtout extrêmement injuste qui s’intensifie", analyse-t-il.

Une colère structurelle, une mobilisation "post-moderne"

Assisterions-nous à un mouvement post-moderne porté par les réseaux sociaux ? Pour Amine Bouabbas. "Oui, mais Il y a un manque de structuration malgré la présence de militants très aguerris, de gauche, d’extrême-gauche, ou des syndicalistes aussi (…) qui sont très impliqués."

Selon cet ex-cadre du Mouvement des Jeunes Socialistes (MJS), cette horizontalité est à la fois une force et une faiblesse. Une force car elle permet une mobilisation rapide et difficile à capter pour le pouvoir. Une faiblesse car elle peine à formuler des revendications précises et négociables.

Ce mouvement est en effet inédit à tel point que de grands patrons comme Mathieu Pigasse, copropriétaire du journal le Monde, le soutiennent et appellent à plus de justice sociale. Le célèbre banquier d’affaires a estimé le 11 septembre sur la chaîne France Télévision, que la politique économique menée depuis sept ans par Emmanuel Macron "a consisté essentiellement à accorder des cadeaux fiscaux aux riches" fragilisant le tissu social. Le milliardaire prévient : "si le gouvernement ne met pas en place des réformes de justice sociale, telles que la taxe dite Zuckman, la France risque de tomber dans une dynamique insurrectionnelle voire révolutionnaire". 

"Emmanuel Macron doit cesser sa casse sociale, c’est le principal problème de la France, pas la dette publique qui est un chiffon rouge agité par le parti de l’ordre pour détruire les mécanismes de redistribution", conclut sèchement Pigasse.

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Gilets jaunes vs  "Bloquons tout" : continuités et ruptures

Le parallèle avec les Gilets jaunes est donc inévitable. Les deux mouvements naissent d’une exaspération populaire face au pouvoir d’achat et à un sentiment d’abandon par les élites. Mais les différences sont marquantes.

Là où les Gilets jaunes étaient ancrés dans les territoires périurbains et ruraux, avec un symbole fort – le gilet – et des points de blocage physiques, "Bloquons tout " est plus diffus, plus urbain, et né dans le cyberespace. "Le mouvement des Gilets jaunes (…) c’était les ronds-points, donc avec une France très périphérique (…) Or là, on est quand même dans un mouvement qui est structuré complètement différemment", confirme Amine Bouabbas.

Autre différence de taille : la place des syndicats. Absents au début des Gilets jaunes, ils ont été moteurs dans le mouvement contre la réforme des retraites. Pour "Bloquons tout", leur rôle est pour l’instant en retrait, voire contesté par une base parfois en décalage avec ses directions.

De leur côté, la droite et le gouvernement, par la voix du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, dénoncent une "manipulation de l’extrême gauche" et des "black blocs". Une rhétorique qui vise à délégitimer la colère sociale. À l’inverse, Jean-Luc Mélenchon (LFI) y voit "l’expression légitime d’un peuple qui n’en peut plus ". Amine Bouabbas, lui, appelle à la nuance. "Il y a un mélange des genres, c’est vrai. Mais derrière les casseurs, il y a des milliers de gens pacifiques qui ont le sentiment que les urnes et les manifs syndicales classiques ne suffisent plus. C’est un signal d’alarme qu’il faut entendre, pas juste le réprimer".

Anticiper l’évolution : vers un automne brûlant ?

La grande question est de savoir si cette mobilisation du 10 septembre est un épisode isolé ou l’amorce d’un conflit social plus long. Pour Amine Bouabbas, la réponse est claire : "Il y a une accumulation des colères.” Il évoque pêle-mêle la loi Travail, les Gilets jaunes, les retraites, et aujourd’hui la vie chère. "On a une politique économique qui est très brutale, en particulier pour les classes populaires". Le numéro deux de la Mairie du XIVème arrondissement de Paris, voit plusieurs scénarios possibles. Soit le mouvement, trop éclaté, s’essouffle faute de porte-parole et d’objectifs concrets, soit il se fond dans une contestation plus large à l’automne, portée par les syndicats sur les questions de salaires, soit, scénario du pire, il se radicalise et bascule dans une violence permanente, creusant le fossé avec la population. "La balle est dans le camp du gouvernement ", estime-t-il. "S’il continue de répondre uniquement par la matraque et le mépris de classe, il jette de l’huile sur le feu. S’il ouvre enfin le dialogue sur la justice fiscale et sociale, il peut peut-être désamorcer la bombe".

Le nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu, prudent, a appelé quant à lui au "dialogue social" tout en condamnant "avec la plus grande fermeté les violences inacceptables". Une ligne de crête difficile à tenir dans un contexte d’extrême fragilité du bloc central macronien après la chute du gouvernement Bayrou.

Une démocratie à l’épreuve de la colère

Quelle direction prendra ce mouvement ? Deux hypothèses se dessinent donc : un élargissement ou un essoufflement engendré notamment par la peur de la répression. Pour Bouabbas "aucun mouvement n'est chimiquement pur. À un moment donné, la population peut avoir à la fois de la sympathie, mais aussi avoir peur du désordre, dans un contexte politique qui est extrêmement difficile. On peut avoir les deux possibilités".

Sur la plan géographique, l’élue écologiste dresse une analyse territorialement contrastée : "l'Ouest de la France a été très mobilisé alors que quand on regarde Paris, Il y a eu deux ou trois blocages, mais finalement rien de très spectaculaire. Par contre, l'Ouest hexagonal où l’industrialisation est beaucoup plus récente avec des métiers qui sont liés à la logistique et donc à la manutention, les emplois les plus pénibles et précaires, le mouvement a particulièrement bien pris".

"Bloquons tout" est le symptôme de la profonde crise démocratique que traverse la France. Il incarne la difficulté qu’éprouve une partie de la société à se faire entendre par les moyens conventionnels et son basculement dans des formes d’action plus disruptives, voire contestataires. Ce qui est en jeu, c’est la capacité des élites politiques à absorber les chocs sociaux. Aujourd’hui, elles semblent en panne. Le mouvement des Gilets jaunes avait déjà mis en lumière cette fracture. "Bloquons tout", dans sa forme nouvelle, confirme que la plaie est loin d’être refermée. L’évolution de cette colère dépendra de la réponse politique qui y sera apportée. Ignorer la détresse sociale, c’est prendre le risque de voir le pays s’enflammer.