Depuis le choc stratégique de la guerre en Ukraine, la géopolitique européenne se recompose à marche forcée. Dans l'ombre des champs de bataille, un autre front, plus discret, s'est ouvert. Il s'étire le long de ce que le géopoliticien Nicholas Spykman nommait le "Rimland", la bordure continentale eurasiatique qui va de la Scandinavie à l'Asie de l'Est. C'est sur cet arc de crise que la France déploie une stratégie d'influence multiforme, mêlant renseignement, réforme des secteurs de sécurité et diplomatie nucléaire. Son objectif ? Contenir l'influence russe, sécuriser des approvisionnements énergétiques vitaux et, in fine, renforcer le pilier européen de l'Alliance atlantique tout en dessinant les contours d'une autonomie stratégique européenne.
Le renseignement comme fer de lance : "épurer" et sécuriser l’Est européen et le Caucase
Le premier levier de cette stratégie est le renseignement. En Roumanie, la France a rouvert et agrandi une station de la DGSE, tandis que son avion de reconnaissance Vador effectue des vols au-dessus de la mer Noire. Plus à l'est, en Moldavie, l'intervention est plus intrusive encore. À la demande de la présidente Maia Sandu, des agents de la DGSE ont aidé, avec l'aval discret de l'Élysée, à "épurer" et réorganiser le Service d'Information et de Sécurité (SIS) pour le défaire de l'influence russe. "Paris joue un jeu de longue main : il s'agit de créer une profondeur stratégique en Europe de l'Est en s'appuyant sur des États qui partagent une perception aiguë de la menace russe", analyse un ancien conseiller du Quai d'Orsay.
Cette logique de "sécurisation" de l'influence se poursuit dans le Caucase. En Arménie, la France conseille, aux côtés des Américains et Britanniques, la réforme du service de renseignement extérieur (FIS). Son soutien affirmé à Erevan sur le Haut-Karabakh a certes crispé les relations avec Bakou, mais la signature d'un mémorandum de paix en août 2025, sous médiation américaine et avec soutien français, ouvre une fenêtre de normalisation.
Le journaliste et essayiste spécialiste du Caucase, Régis Genté, estime dans une interview accordée à TRT Français que la France a effectué un "grand écart" en apportant un soutien unilatéral à l'Arménie, davantage pour des raisons de politique intérieure française que par une vision stratégique internationale. "Il y avait une fragilité et un besoin de soutien de l'Arménie, mais le meilleur moyen c'était de discuter avec Erdogan et Aliyev, ce qui était possible", rappelle-t-il. Il souligne que la Türkiye est devenue un "acteur absolument incontournable dans la région", capable de modérer l'Azerbaïdjan, comme en septembre 2023 lorsque le président Erdogan a contredit Aliyev sur la question d'un corridor, aidant ainsi à faire lever la pression sur l'Arménie.
Signe de l'importance accordée à la région, Paris a nommé en Géorgie, en août 2025, un ancien haut responsable de la DGSE, Olivier Courteaud, comme ambassadeur. Un choix inédit qui en dit long sur la nature prioritairement sécuritaire du lien que Paris entend tisser avec Tbilissi.
Régis Genté met toutefois en garde contre une "grande illusion" concernant la Géorgie. "C'est la Russie qui est aux commandes, elle est en train d'achever ce qu'elle avait entrepris en 2008 [...] pour empêcher la Géorgie de rejoindre l'OTAN et l'Union Européenne. [...] On risque d'échouer parce que la lecture des préalables n'est pas bonne", analyse-t-il. Il décrit une dynamique de rupture engagée depuis 2021 et accélérée en 2022, où la marge de manœuvre de la Géorgie reste limitée par la pression russe.

Le pilier énergétique : sécuriser l'uranium de l'Asie centrale à la Mongolie
Le second pilier, intimement lié, est énergétique et économique. Il explique le prolongement de la stratégie française en Asie centrale et en Mongolie. Le Kazakhstan, avec ses immenses réserves d'uranium, est un partenaire crucial pour l'approvisionnement du parc nucléaire français. Il est en effet l’un des principaux fournisseurs d’uranium naturel pour la France, souvent la première source d’importations sur les dernières années. Il est ainsi passé d’une part de 20 % en 2019 à et 37 % en 2024. La coopération s'intensifie d'ailleurs vers des domaines sensibles : sécurité frontalière, renseignement spatial et même le futur du cosmodrome de Baïkonour, que Moscou menace de quitter d'ici 2028. "Astana cherche à diversifier ses partenariats pour réduire sa dépendance à la Russie. Paris perçoit là une opportunité historique de s'ancrer durablement", explique un diplomate européen basé dans la région. En Ouzbékistan, Emmanuel Macron a scellé un "partenariat stratégique" en novembre 2023, une première depuis Mitterrand.
Ayant accompagné le président Macron lors de ce voyage, Régis Genté précise la ligne rouge observée par Paris : "Ne pas forcer évidemment ces pays à nous rejoindre, de leur faire une offre, de leur proposer de les aider à diversifier leurs relations internationales [...] et de ne pas rester dans la seule main des Russes". Il souligne que ces pays, anciennes colonies russes, connaissent très bien les dangers et que la guerre en Ukraine a réveillé les mémoires. "On aura de la peine à forcer ces pays à franchir des lignes rouges, ils savent quels sont leurs dangers", prévient-il.
En Mongolie, la DRM a établi une coopération secrète avec les services locaux en 2019, tandis que le groupe français Orano prépare l'exploitation d'une mine d'uranium via une coentreprise, Badrakh Energy. Cette quête de ressources est devenue d'autant plus vitale depuis le coup d'État au Niger, qui a perturbé l'approvisionnement traditionnel de la France.
Cette projection de puissance tous azimuts répond à plusieurs objectifs entremêlés : renforcer la dissuasion collective à l'Est, garantir la sécurité d'approvisionnement énergétique et accroître l'influence géopolitique de la France. Elle s'inscrit aussi dans l'hypothèse d'un possible "retrait partiel" des États-Unis, qui pousserait les Européens à assumer davantage leur défense dans leur voisinage. "La France agit comme un catalyseur de l'autonomie stratégique européenne, mais par des canaux principalement bilatéraux et nationaux", estime Tania Sollogoub, chercheuse associée à l'Institut Montaigne. La France joue de ce fait le rôle de bras armé de l'Union Européenne dans le Caucase, quitte à susciter la colère de certains cercles de Bruxelles où il n'y a pas de consensus sur la stratégie à adopter. Mais l'Allemagne reste pour l'instant silencieuse et semble déléguer implicitement cette tâche ingrate à la diplomatie française.
Une stratégie contestée : risques d'enlisement et concurrences
Cette stratégie ambitieuse ne fait donc pas l'unanimité et suscite des critiques acerbes. D'abord, son manque de coordination européenne est pointé du doigt. "Paris avance souvent en solo, avec ses propres agendas sécuritaires et commerciaux, ce qui peut saper les efforts collectifs de l'UE et créer des concurrences intra-européennes dans des régions déjà instables", met en garde un analyste du European Centre for International Political Economy (ECIPE). La priorité donnée aux intérêts nationaux français, notamment sur l'uranium, semble parfois primer sur une vision véritablement européenne.
Ensuite, les risques de surenchère et d'enlisement sont réels. En soutenant ouvertement l'Arménie, la France s'est aliéné l'Azerbaïdjan, un acteur clé du corridor énergétique vers l'Europe. Si une normalisation est en cours, elle reste fragile. "La France marche sur une corde raide dans le Caucase. Son approche perçue comme partiale peut exacerber les tensions locales plutôt que de les apaiser", analyse Niva Yau, chercheuse à l'OSCE Academy de Bichkek. De même, la purge des services secrets moldaves, si elle sert les intérêts de l'Occident, pourrait être perçue comme une ingérence néocoloniale et déstabiliser le pays à long terme.
Régis Genté abonde dans le sens des risques, notamment en évoquant le cas de l'Arménie : "On a une Arménie qui a décidé de plutôt travailler à rejoindre le camp occidental, ce qui doit être vécu à Moscou comme une sorte de casus belli. [...] Dans le même temps, qu'est-ce qu'on ferait s'il y avait une agression contre l'Arménie ?" Il rappelle que la Russie n'a pas défendu l'Arménie face aux incursions azéries, ce qui a poussé Erevan vers l'Occident, évolution qui accroît les tensions.
Enfin, la stratégie française se déploie dans l'arrière-cour revendiquée de la Russie et dans des zones où la Chine étend également son influence économique via "les Nouvelles Routes de la soie". Moscou observe d'un très mauvais œil ces incursions dans sa sphère d'influence traditionnelle. "Cette politique agressive de la France en Asie centrale ne fera qu'accroître les tensions avec la Russie, sans nécessairement offrir aux pays de la région une alternative viable à long terme", critique un expert du club de discussion Valdaï, proche du Kremlin. Le danger est de précipiter une dynamique de "nouvelle guerre froide" où les États d'Asie centrale seraient forcés de choisir leur camp, ce qu'ils cherchent précisément à éviter.
La Turquie, pivot régional et arbitre des élégances
Régis Genté insiste sur le rôle clé de la Turquie, qui selon lui devient un acteur total dans la région et un contrepoids à la Russie. "Pour l'Occident, c'est un acteur qui permet de contrebalancer l'influence de Poutine. [...] Lorsque les Anglais parviennent à convaincre les Turcs de possiblement rejoindre une coalition de volontaires en Ukraine, pour Poutine ça change la problématique". Il explique que la Turquie est devenue un partenaire indispensable pour la Russie (sur la Syrie, le gaz) mais aussi un acteur indépendant qui peut basculer du côté occidental, renforçant ainsi le poids de l'OTAN. "C'est vraiment un pays qui pèse beaucoup dans toutes ces problématiques", résume-t-il.
La stratégie française dans le Rimland est donc un pari à haut risque. Elle démontre une volonté d'agir et une capacité de tisser des réseaux discrets et efficaces. Elle répond à des impératifs sécuritaires, mais également économiques sachant que les volumes d'échange commerciaux avec les pays du Caucase atteignent environ les 1,5 milliard d'euros annuels. Mais son efficacité à long terme dépendra de sa capacité à s'inscrire dans un cadre européen plus cohérent, à minimiser les effets déstabilisateurs locaux et à gérer l'inévitable confrontation avec la Russie sans basculer dans l'escalade. L'" autonomie stratégique" européenne, si souvent invoquée, se construira-t-elle sur les fondations de la realpolitik française, ou se heurtera-t-elle à ses contradictions ? La réponse se joue aujourd'hui, des rives de la mer Noire jusqu’aux steppes mongoles.

















