Qatar: une première Coupe du monde arabe, entre rayonnement et obsessions / Photo: Reuters (Reuters)

À la veille du coup d’envoi de la vingt-deuxième Coupe du monde de football, les yeux du monde entier sont rivés vers le Qatar. Ce tout petit pays, à peine plus grand que la Corse, avec l’un des plus gros PIB par habitant et l’une des plus fortes concentrations de sujets par médias occidentaux. Depuis plusieurs mois, en France par exemple, il ne s’est pas passée une semaine sans un reportage, une caricature à caractère raciste, une enquête, une émission de débat autour du Qatar et de ses habitants. Si les Qataris s’attendaient à des critiques de ce côté de la planète quant à l’organisation de cette Coupe du monde, ils étaient loin de se douter que celle-ci susciterait autant de crispations politiques en Europe, d’appels au boycott et de refus de diffusion des matchs dans plusieurs grandes villes européennes. Paris, Londres, Berlin, autant de capitales européennes refusant de jouer le jeu en projetant les matchs dans des écrans géants et "fan-zone" pour marquer leur opposition ferme à l’organisation de cette Coupe du monde dans ce pays. Inédit et surprenant d’autant que ces décisions émanent de pays avec lesquels le Qatar entretient des relations et alliances diplomatiques et économiques très fortes. Avec ce Mondial pharaonique, le petit pays de la péninsule arabique se voulait l’ambassadeur du rayonnement de la culture arabe à travers le monde. On ne sait pas encore si la culture arabe va rayonner grâce à cette compétition, mais une chose est sûre, les élites européennes auront brillé grâce à leur deux poids deux mesures légendaire. Instrumentalisation de la cause des droits humains, des droits des femmes et des homosexuels, le refrain de l’indignation sélective que les arabes et musulmans d’Europe connaissent très bien.

L’intérêt soudain pour la condition ouvrière

Alors évidemment que le Qatar peut être critiquable mais que ces critiques émanent de pays dont les économies profitent, depuis des décennies, de ces pays moins respectueux des droits des travailleurs est indécent.

Pour Nabil Ennasri, docteur en sciences politiques et auteur de “L'Empire du Qatar, le nouveau maître du jeu" : "c’est une partie des médias français qui a un regard biaisée de cette Coupe du monde. Beaucoup vont utiliser un certain nombre d'insuffisances au Qatar qui sont réelles, comme la question des droits des ouvriers qui reste lamentable sur bien des aspects ou de l’aberration écologique effective. Mais ces griefs qui sont légitimes sont d’une certaine manière instrumentalisés puisque ces mêmes griefs lorsqu’ils apparaissent dans d’autres endroits de la terre, ne provoquent pas les mêmes réactions. Sur la question de l’exploitation des travailleurs étrangers plusieurs questions se posent quant au traitement par certains médias. En France, on a pu voir se multiplier les reportages sur les conditions de travail des ouvriers étrangers au Qatar. Des conditions dont on ne peut nier la gravité, mais l’intérêt soudain pour la condition ouvrière alors que ces sujets en France n’existent que très peu dans les médias mainstream nous interpelle.

La question de l’exploitation des travailleurs sans papiers dans les métiers du BTP, les conditions de sécurité et les morts sur les chantiers quotidiennement dénoncées par des syndicats et des militants des droits humains n’ont que peu d’échos dans les médias français ces dernières années. Avec plus de 1000 morts par an, la France est le pays de l’Union Européenne qui compte le plus d’accidents et de décès au travail selon les chiffres d’Eurostat. Cette information aurait pu faire l’objet de nombreux sujets, reportages, enquêtes sur les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers sur les chantiers en France depuis des années. Pourtant, seuls quelques médias comme Bastamag, Médiapart ou L’humanité ont traité cette information à l’affirmative, d’autres semblant tomber des nues ont préféré questionner et re-contextualiser ce chiffre. Le chiffre de 6500 morts sur les chantiers publié dans le journal britannique The Guardian a quant à lui été repris par de nombreux médias et partagé au moins 400 000 fois rien que sur twitter selon les calculs d’un spécialiste du numérique.

Hassan el Ansari est un citoyen qatari francophone qui utilise régulièrement cette plateforme pour commenter l’actualité française depuis le Qatar. Ces derniers mois, alors que la critique du Qatar est devenue un sport national en France, il s’interroge sur la sincérité de certains : « Ce qu’ils veulent nous faire croire c’est qu’ils s’occupent vraiment des conditions de vie au Qatar, à mon avis ils s’en moquent totalement, c’est juste un moyen de pression, un moyen de chantage sur le Qatar parce qu’ils n’arrivent toujours pas à avaler qu’un pays arabo-musulman organise un événement de cette ampleur ». Sur le plan politique, il ne comprend pas ces réactions soudaines alors que la France est l’un des premiers pays avec qui le Qatar a signé des accords de coopération économique. Il faut rappeler que trois ans à peine après la déclaration d’indépendance du Qatar vis à vis des Britanniques, Paris signait avec Doha son premier accord (le 16 décembre 1974), permettant à Total de s’implanter dans un nouveau pays en devenir, et empochant un premier prêt de 100 millions de dollars. Pour Hassan Al Ansari, cette campagne autour des droits des travailleurs est d’autant plus hypocrite qu’elle ne cite que très peu les entreprises concernées, et notamment les françaises. « Aujourd’hui les gens parlent du Qatar, mais ils ne parlent jamais des sociétés qu’elles soient locales ou internationales. Parmi les sociétés internationales il y a des sociétés françaises, de grosses boîtes françaises qui sont installées au Qatar depuis des années ça ne date pas d’aujourd’hui. ». Sur leurs sites corporates, Bouygues, Vinci, Cegelec, Alstom, RATP, SNCF -pour ne citer qu’elles- se vantent d’avoir remporté les marchés de construction des stades et infrastructures nécessaires à l’organisation de la Coupe du monde au Qatar. Même fierté du côté de la presse économique française, comme par exemple les Echos, qui félicite l’implantation des entreprises françaises sur le marché du BTP face à la concurrence Allemande, Indienne ou Coréenne. Les conditions de travail sont à peine évoquées dans ces sujets où il s’agit de mettre en valeur les intérêts économiques de la France et de ses entreprises à l’étranger. De manière générale, les sujets qui dénoncent les conditions de travail dans le monde, l’exploitation de la main d'œuvre à bas coût, la dangerosité de certains secteurs, ne trouvent malheureusement que très peu d’échos dans les médias mainstream.

Même constat du côté de certains élus comme notamment à Paris où la mairie a décidé de ne pas projeter les matchs pour protester contre les conditions de travail au Qatar, bien qu’ayant elle-même été épinglée pour le manque de sécurité, les décès d’ouvriers et les conditions de travail délétères sur les chantiers du Grand Paris et des jeux Olympiques.

Un deux poids deux mesures permanent

« En 2018 la Coupe du monde avait eu lieu en Russie, à l’époque la Russie avait déjà envahi le Donbass et occupé la Crimée et sous le régime de Poutine on ne pouvait pas dire que la condition des LGBT était reluisante pourtant ça n’a pas suscité les mêmes réactions de la part des acteurs institutionnels occidentaux » rappelle le politologue Nabil Ennasri "se réveiller et redécouvrir la question des droits humains lorsqu’il s’agit du Qatar et l’avoir oublié avant et après. Parce que je ne pense pas que l’on risque d’avoir la même avalanche de critiques s’agissant de la prochaine Coupe du monde en 2026 aux Etats-Unis or, on sait dès aujourd’hui que cette Coupe du monde en 2026 ce n’est pas une aberration, c’est une folie écologique ! Une compétition qui va se jouer sur trois pays dont deux qui sont quasiment des continents : les Etats-Unis et le Canada, et le Mexique est également très grand. Une compétition qui va se jouer avec 48 équipes donc avec beaucoup plus de déplacements, de supporters, de délégations, d'équipes à transporter sur des très longues distances. Le bilan écologique va être incommensurablement supérieur en 2026 qu’à Doha et puis sur la question des droits humains, sur la question de la peine de mort, sur la question du droit à l’avortement, sur la question du traitement d’un certain nombre de minorités aux USA et même sur le bilan de droits humains de la politique étasunienne ces vingts ou trente dernières années on est très loin du compte, donc j’ose espérer que ceux qui crient aujourd’hui au boycott vis à vis du Qatar auront la même posture vis à vis des États-Unis."

Même double standard dans le traitement médiatique et politique de l’attribution de la Coupe du monde en Allemagne de 2006, dont on ne se souvient à peine qu’elle avait été entachée par des soupçons de corruption. "Un ancien footballeur, champion du monde allemand, qui dit qu’il ne se rendra pas au Qatar, mais la seule Coupe du monde de ces dernières années dont on a su et dont il a été confirmé qu’il y a eu des manoeuvres douteuses et des arrangements pour obtenir son organisation c’est la Coupe du monde en Allemagne en 2006" note Nabil Ennasri et d’ajouter "on voit bien encore une fois que cette question des droits humains et de la corruption est utilisée pour faire pression sur le Qatar, pour condamner l’organisation de cet événement vis à vis d’un pays dont sa particularité est qu’il est arabe et musulman. Donc ce n’est pas étonnant que certains se disent dans le monde arabe, ‘on redécouvre les droits de l’homme lorsque cela nous concerne et lorsque ça concerne d’autres contrées, on les oublie."

Vieux continent, vieille rengaine

Le Qatar avait pourtant hâte de donner à l’occident une autre vision du monde arabe et de sa culture. D’offrir aux journalistes internationaux une occasion de traiter l’arabité autrement que sous le prisme du terrorisme, de la guerre, de la violence, ou du marasme économique. "Cette compétition permettait de renvoyer l’image d’une sphère civilisationnelle elle aussi capable d’organiser dans de bonnes conditions un événement planétaire à l’image de ce qui a pu se faire dans d’autres contrées de la planète." explique le politologue, un évènement très attendu également du côté des pays arabes voisins et plus largement dans les pays musulmans : "On est très attentifs et même très heureux voire très fiers dans une grande partie de l’opinion arabe que le Qatar organise cette Coupe du monde". À cet égard, les autorités Qataries insistent depuis l’année dernière sur le fait qu’il s’agit avant tout de "la Coupe du monde des Arabes". Cette stratégie intervient dans un contexte où le pays sort de plusieurs années de crise avec ses pays arabes voisins, dont les Émirats-Arabes-Unis et l’Arabie Saoudite qui avaient mis en place un blocus pendant plus de trois ans, et qui aujourd’hui "font corps derrière ce pays parce qu’ils considèrent les critiques à l’égard du Qatar comme injustifiées et qui d’une certaine manière cachent une certaine forme de racisme anti-arabe. » toujours selon Nabil. Une narration panarabe bienvenue alors que le pays qui tente depuis des années de se faire bien voir par l’occident en multipliant les contrats et les alliances ne semble toujours pas assez acceptable de ce côté de la planète.

Pour le chercheur Nabil Ennasri, cette réaction épidermique des élites occidentales s’explique par le refus d’admettre leur déclassement au niveau international : "beaucoup d’élites occidentales européennes et particulièrement françaises, n’arrivent pas à faire le deuil de leur déclassement. C’est à dire que l’occident qui pendant des siècles, a eu le monopole de la puissance se voit aujourd’hui fortement déclassé par un certain nombre d’acteurs internationaux qui hier étaient considérés comme des pays sous-développés et aujourd’hui lui tiennent la dragée haute. On avale la pilule lorsque la Chine surclasse la France au niveau économique, lorsque c’est l’Inde également. Mais quand un petit pays aussi grand que la Corse, issu de la péninsule arabique avec tout ce qu’elle charge de stéréotypes négatifs dans l’imaginaire français, là ça ne passe pas. Et donc on va prétexter un certain nombre de droits sociaux, humains ou environnementaux, qu’on redécouvre à l’endroit du Qatar pour ne pas dire que finalement les arabes nous dérangent. »

La Coupe du monde comme bouclier géopolitique

D’un point de vue européen, et si on ne s’informe qu’avec des médias francophones, on se demande si l’opération de communication et de rayonnement du Qatar à travers l’organisation de cette Coupe du monde est finalement réussie ? "La question du boycott des appels intempestifs pour boycotter la compétition, ces débats n’ont lieu qu’en Europe. Il n’y a aucun débat, ce n’est pas un sujet ni en Afrique ni en Asie ni même en Amérique latine, donc c’est propre aux pays européens qui ont du mal à avaler la pilule du fait d’être déclassés par un certain nombre d’acteurs internationaux qui aujourd’hui leur renvoient le rôle de second, de puissance moyenne" explique Nabil Ennasri. "Il n’y a pas un événement dans le monde et dans l’histoire de la planète qui mobilise autant d’esprit à un même moment autour d’une même compétition. La finale de la Coupe du monde de football représente plusieurs milliards de téléspectateurs. Et le Qatar ce qu’il gagne c’est la consécration, c'est-à-dire que cette Coupe du monde arrive comme un aboutissement d’une politique de soft power destinée à placer le Qatar comme carrefour majeur du sport mondial. Le Qatar a besoin d’organiser cette Coupe du monde pour montrer à la face du Monde qu’il n’est pas un petit pays, qu’il est un acteur reconnu et crédible dans l’organisation de compétition planétaire, parce qu’il est dans une région, dans un contexte régional extrêmement volatile et violent. » Cette Coupe du monde pour le Qatar ce n’est pas juste un prétexte pour rayonner à travers le monde, c’est surtout un bouclier : « Si on remonte à l’été 1990, il y a deux événements majeurs, le premier c’est la Coupe du monde, qui a lieu en Italie et qui a été remportée par l’Allemagne, et le second quelques jours plus tard, c’est l’invasion du Koweït par l’Irak. La question que je te pose c’est si le Koweït avait organisé la Coupe du monde 1990, est-ce que Saddam Hussein serait passé à l’acte ? » Bonne question.

Et alors qu’à la veille du début de la Coupe du monde, le président de la Fifa Gianni Infantino pense pouvoir siffler la fin du match de la controverse avec un discours qu’il croit fédérateur. Beaucoup garderont à l’esprit l’hypocrisie d’un bon nombre d’élites politiques et médiatiques qui pensent pouvoir faire admettre à des générations de plus en plus conscientisées qu’il est légitime de boycotter le Qatar mais illégal de boycotter Israël. Que la tolérance de l’exploitation humaine est à géométrie variable, barbare quand il s’agit du Qatar, et respectueuse du marché concurrentielle quand il s’agit de Nike ou de Bouygues Construction. On ne sait pas si cette Coupe du monde sera le moyen pour le Qatar de protéger son petit territoire des velléités alentours et occidentales. On sait en revanche que cette première "Coupe de tous les Arabes" aura rappelé aux Arabes du monde entier que s’ils veulent jouer sur le terrain de l’occident, il ne faut pas oublier que c’est encore lui qui nomme les arbitres.

TRT Francais