S’abstenir, voter pour Emmanuel Macron ou contre Marine Le Pen. Alors que la campagne de l’entre-deux tours s’accélère, le barrage républicain s’essouffle. Tenu pour acquis il y a 20 ans, un front anti-macron se dessine à bas bruit.

Le barrage républicain est-il en train de se déliter ? Après la qualification d’Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, une forme de panique parcourt les rangs de la majorité présidentielle. Car le barrage anti-Marine Le Pen joue des coudes avec un autre front, bien décidé à empêcher la réélection d’Emmanuel Macron. Si en 2002, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle avait jeté l’effroi dans l’opinion publique, l’équation est, aujourd’hui, bien différente.

Le président sortant a, certes, obtenu 27,8% des voix au premier tour. Mais, Marine Le Pen avec 23,1% des suffrages récoltés, fait mieux qu'en 2017, preuve de son ancrage dans le pays. Surtout, elle risque de bénéficier d’une forme de volatilité du vote de Gauche.

Les chiffres sont clairs. 35% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon -arrivé en troisième position au premier tour- comptent donner leur bulletin de vote à E. Macron. Quelque 38% opteraient pour un vote blanc ou nul, quitte à faire un jeu mathématique favorable à Marine Le Pen. Une consultation au sein de la France Insoumise est, d’ailleurs, prévue dans les jours à venir pour adopter une position officielle pour le second tour.

Macron et Le Pen, hydre à deux têtes ?

Il faut dire que la situation est sur le fil. Ainsi, portée par la dynamique anti-macron et l’absence de barrage, la candidate RN pourrait être en bonne posture pour l’emporter.

Et si un récent sondage (1) place le président sortant, à 53,5% contre 46,5% pour Marine Le Pen, un barrage républicain rassemblant tous les partis reste incertain.

D’abord parce qu’il a perdu de sa force fédératrice tant l’échiquier politique est clivé en France, notamment sur les questions sociétales. Laïcité et voile tiennent le haut du pavé dans les sujets à polémiques chroniques.

Ensuite parce que Marine Le Pen a su transformer et installer le Rassemblement national en parti fréquentable, débarassé des scories laissées par les saillies délictuelles de son père, Jean-Marie Le Pen. Un parti devenu tellement fréquentable qu’il suscite autant d’adhésion que de rejet. Tout comme Emmanuel Macron et sa formation.

Un constat qui permet de comprendre l’affaiblissement, voire l’effondrement à venir, du barrage républicain. Décharné de son sens, le « vote utile » a perdu de son intérêt. Les idées d’extrême-droite cimentent les politiques publiques et dressent un continuum entre tous les partis politiques. Polémiques autour du voile, loi confortant les principes républicains (séparatisme) mais aussi réformes sociales et gestion sécuritaire, le mandat d’Emmanuel Macron ne plaide pas en la faveur d’un barrage. Le candidat n’incarnant plus ou mal la riposte républicaine ultime au Rassemblement national.

Macron, une image dégradée

Du mandat d’Emmanuel Macron, Sarah, 48 ans, ne veut plus en entendre parler.

Au point de donner sa voix à Marine Le Pen. A 48 ans, cette cadre dans le domaine des assurances ne pardonne pas au président sortant sa politique envers les musulmans. « L’hypocrisie qui consiste à nous faire croire que seul Marine Le Pen est d’extrême-droite ne tient plus ! », déclare-t-elle. « Gérald Darmanin, qui sera son premier ministre, a fait fermer des mosquées, dissoudre des associations comme BarakaCity ou le CCIF... », s’emporte-t-elle.

Lassée de ne pas voter par conviction, elle se dit en phase avec le programme de M. Le Pen sur plusieurs points comme : «la sortie de l’OTAN, l’opposition à la guerre en Libye ou le rapprochement avec les pays de l’Est plutôt que ceux de l’Ouest ». Sarah espère aussi infliger une correction aux candidats de la Gauche, le communiste Fabien Roussel et la socialiste Anne Hidalgo, accusés, selon elle, « d’avoir fait perdre Jean-Luc Mélenchon. Si les positions extrêmes de Sarah détonnent avec son profil, femme issue de l’immigration et d’un quartier populaire, elles racontent aussi la force du rejet dont fait l’objet Emmanuel Macron dans ces couches de la population.

Haoues Senigueur, maître de conférences en sciences politiques à Lyon, pointe deux facteurs pour expliquer l’affaiblissement du traditionnel barrage. « La lassitude face à un non-choix mais aussi la déception et la défiance envers E. Macron ». Depuis 2017, « la surenchère discursive du président, la législation au sujet de l’islam avec la loi séparatisme ont déporté le vote des musulmans vers Jean-Luc Mélenchon, jugé moins stigmatisant ». Sans confirmer l’existence d’un vote musulman, H. Senigueur pointe « l’islamophobie ambiante qui accule les Français musulmans à voter contre E. Macron, quel que soit leur degré de pratique ». Ou même leur niveau social. « Il n’y pas d’étude mais ma conviction est que cette surenchère islamophobe affecterait, également, les citoyens musulmans aisés ».

De son côté, Leïla, fonctionnaire de 32 ans, se refuse à tout front républicain, le 24 avril prochain. « Je ne ferai pas barrage à Marine Le Pen », explique-t-elle.

« Ce schéma infernal qui consiste à nous faire voter en brandissant la menace du FN puis du RN se répète depuis 20 ans. Je refuse, désormais de l’alimenter », confie-t-elle. Ses propos, aussi, renseigne sur le degré de détestation d’Emmanuel Macron. « Je le trouve plus dangereux que Marine Le Pen du fait de la violence qu’il nous a infligé pendant cinq ans. De son mépris aussi ». Les mots sont forts, sans ambages. Leïla pointe aussi sa politique sociale « prendre aux pauvres pour donner aux riches » ou encore son approche arbitraire de la démocratie, « utilisant les ordonnances à tour de bras et octroyant les pleins pouvoirs à l’Exécutif ». Leïla craint sa réélection qui serait « angoissante » avant d’assimiler son pouvoir à « une mafia, un entre-soi qui dépouille la France et les Français... ».

Le vote des quartiers en jeu

Des mots implacables qui font redouter un front anti-macron pour le second tour. Et qui poussent les plus pragmatiques à voter pour Emmanuel Macron quitte à se déchirer. Dans les rangs de la France Insoumise (LFI), le débat bat son plein depuis les résultats de dimanche. Mardi, dans une réunion interne, la discussion a ripé sur le vote pour Macron. Nouvelle adhérente LFI, Sonia, 32 ans, tenait à y assister « pour rappeler qu’avec Le Pen au pouvoir, des gens se feront agresser en sortant des mosquées, traqués par les membres surarmés du GUD ». Si elle a été séduite par le programme des Insoumis, elle « trouve dommage que Mélenchon n’appelle pas, clairement, à voter pour Macron. Cela montre la sociologie de la LFI... ». Ce soir-là, « une militante a quitté l’assemblée quand elle a entendu que le vote Macron était envisageable. Elle était prête à voter Le Pen... », ironise-t-elle.

D’où l’urgence pour les militants comme Sonia de faire entendre des voix minoritaires à l’intérieur même du parti. « Il y avait pas mal de non-Blancs à cette réunion. C’est une bonne nouvelle pour pousser la LFI à voter Macron… Quand on vient des minorités et des quartiers, on ne peut pas se permettre de prendre le risque d’une victoire de Marine ». D’autant que les quartiers populaires --où les populations de confession musulmane sont très représentées-- sont aussi les artisans du succès de Jean-Luc Mélenchon. Dans certaines banlieues, le vote LFI a atteint des sommets : 61,13% à Saint Denis (Seine-Saint-Denis), 55% à Vaulx-en-Velin (Rhône).

Malgré les risques d’une élection de Marine Le Pen pour une partie de l’électorat LFI -les Français musulmans- les discussions achoppent sur une ligne claire.

Entre vote en faveur de Macron, blanc ou abstention, là encore, le barrage n’est pas une évidence. Et tant pis si Marine Le Pen passe. Mehdi, 39 ans, lui comprends le rejet du vote utile pour E. Macron. « Je ne le place pas sur le même plan que Marine, ce serait méconnaitre l’histoire de l’extrême-droite. Or, moralement, je ne me résous pas à voter pour lui. Pas après la casse de l’Etat, des services publics, de l’éducation... ». Mehdi votera blanc, aussi, car « je ne veux plus réduire le vote à un choix par défaut. D’ailleurs, les militants LFI qui voteront Macron, je ne comprends pas. Autour de moi, personne ne votera pour lui...».

Macron et Le Pen, même combat ?

Un choix auquel Nisrine Zaïbi, 32 ans, n’adhère pas. Ancienne vice-présidente du conseil régional de Bourgogne, la socialiste rejette la politique d’Emmanuel Macron mais lui attribuera sa voix dimanche 24 avril. « Le RN est plus proche du pouvoir que jamais », s’inquiète-t-elle. Pour elle, E. Macron a cédé aux sirènes de l’extrême-droite, c’est vrai. « Au début de son mandat, il a tenu un discours rassembleur, parlant de laïcité inclusive. Puis, il est allé sur le terrain stratégique du RN là où il aurait dû apaiser ». Si la jeune femme, désormais en retrait de la politique, se résigne à donner sa voix à Macron, elle « n’oublie pas les libertés individuelles bafouées, l’instrumentalisation du voile à des fins politiques mais aussi ses mesures sociales. Or, Marine avec Marine Le Pen, ce sera cent fois pire », tonne-t-elle.

« Au-delà, de la question du racisme, le programme socio-économique de Le Pen sera encore plus terrible pour les plus fragiles, les musulmans... ». Nisrine Zaïbi appelle à regarder vers les législatives. « C’est sur ce troisième round qu’il va falloir agir aussi. Il y a encore une chance de changer les choses. Mais, la méconnaissance des institutions nous fait focaliser sur la présidentielle au détriment des législatives ». En 2017, le taux d’abstention aux législatives frôlait les 60%. Une faille supplémentaire dans la fabrique de la légitimité, de la décision politique et de l’engagement politique.

Par transitivité, la question du vote et du barrage pose une question plus large, celle de la démocratie représentative. Dans un pays comme la France, que signifie le vote ? A 58 ans, Laurent se définit comme « un abstentionniste politisé ». Selon lui, « ce barrage réduit le sens même du vote » surtout, « il interroge les institutions de la 5e République », qu’il juge « archaïques et incapables d’affronter les enjeux complexes actuels ». L’affaiblissement du barrage républicain contre Marine Le Pen ne serait, alors, qu’un symptôme, celui d’une démocratie, elle-même, affaiblie. Et qui ne tiendrait que par un fil, celui du fameux « vote utile ».

TRT Francais