Ayyuba Suleiman Diallo Photo: Documenting the American South. (Others)

Ça aurait pu être un crime parfait. Les victimes étaient incapables de consigner l'acte abominable dans une quelconque forme d'écriture. C'est du moins ce que croyaient les auteurs du crime, qui ne voyaient aucun inconvénient à transférer une masse humaine là où on en avait le plus besoin, comme on le ferait pour toute matière première.

Déshumaniser une communauté est le chemin le plus court pour justifier la cruauté, et la négation de ses caractéristiques culturelles est l'un des moyens d'y parvenir. C'était compter sans la sophistication des sociétés ouest-africaines de l'époque et de leur élite savante.

Les contre-exemples sont nombreux, mais les deux suivants sont les plus frappants.

Un hafiz dans une plantation de tabac

Ayyuba Suleiman Diallo est un cas d'étude de la cécité du colonialisme à l'égard des structures sociales des populations indigènes. Seul un marchand qui ne voit que du matériau amorphe là où il y a une grande complexité enlèverait un érudit comme Ayyuba Suleiman pour l’exploiter dans des travaux de champs aux Amériques.

Né dans un clan aisé de l'ethnie Peul, de la région de la Sénégambie, son père – lui-même célèbre docteur de la foi – avait entrepris son éducation dès son tendre âge. Il mémorise entièrement le Coran (devenant ainsi un Hafiz) et commence à seconder son père après avoir montré des signes d’excellence.

En 1731, Diallo (Job Ben Solomon dans les sources européennes) est kidnappé et expédié de l'autre côté de l'Atlantique, à Annapolis (Maryland), l'un des principaux ports de la traite des esclaves. Élevé à Bondu dans la perspective d’une carrière d’intellectuel, rien ne l'a préparé à endurer les privations et le dur labeur qui allaient devenir ses conditions de vie.

Tout au long de son esclavage, Diallo a cherché le réconfort dans la foi. Il n'a jamais abandonné ses rituels et pratiques islamiques, y compris la prière, malgré les moqueries et les mauvais traitements dont il faisait parfois l'objet.

Il a fini par tromper la vigilance de ses propriétaires et a réussi à s'évader, avant d'être capturé et emprisonné. Un avocat anglais s'intéressa à ce personnage hors du commun. Thomas Bluett a fait la connaissance de Diallo pendant son emprisonnement et a eu avec lui des discussions approfondies par l'intermédiaire d'un interprète.

Les contemporains de Diallo s'accordent à dire que son savoir et sa piété lui ont valu un traitement spécial et l'ont finalement conduit à la liberté. Mais les récits divergent quant au rôle joué par Bluett.

Une version quelque peu fantaisiste attribue au pasteur anglais le mérite d'avoir sollicité tout un réseau d'administrateurs afin de rétablir le lien entre le notable esclave et sa famille.

"Bluett a tenté de faire parvenir une lettre de la colonie de Maryland à Bondu, une lettre que Suleiman Diallo avait écrite en arabe à son père pour lui demander de l'aide afin de rentrer chez lui. Après avoir changé plusieurs fois de mains parmi les fonctionnaires britanniques et n'ayant toujours pas réussi à traverser l'Atlantique, la lettre s'est finalement retrouvée entre les mains de James Oglethorpe, l'aristocrate britannique qui a fondé la colonie de Géorgie en 1732."

Mais il existe une version plus pécuniaire que spirituelle. Oglethorpe, qui avait des intérêts dans la Royal African Company, a tenté de tirer parti du statut social de Diallo au sein de son peuple pour obtenir un accès privilégié aux ressources de la Sénégambie. Ce que ce capitaliste invétéré n'a pu concevoir, c'est que l'éducation de Diallo parmi une élite religieuse l'a préparé à des débats théologiques, mais pas à la négociation de transactions.

Bien entendu, il a échoué lamentablement en tant qu'agent commercial, mais ses talents d'érudit ne passent pas inaperçus pendant la traversée vers Londres et tout au long de son séjour en Angleterre. Son entourage est particulièrement impressionné par sa lucidité qui n'a pas été affectée par des années de souffrances.

Bluett, observateur attentif, affirme en 1734 que Diallo a écrit de mémoire trois copies identiques du Coran "sans consulter aucune autre copie, ni même regarder l'une de ces trois copies en écrivant les autres".

Mais c'est surtout son attachement strict aux pratiques islamiques, quelles que soient les conditions, qui intrigue le plus. Selon différents récits, Suleiman continuait à accomplir les cinq prières prescrites, refusait de boire le vin et ne consommait pas de viande des animaux qui ne sont pas immolés dans le respect des normes rituelles.

Des années plus tard, il fut finalement autorisé à retourner dans son pays. Les biographies se perdent, à partir de là, dans des épilogues dramatiques, comme le veut la tradition romantique du XVIIIe siècle. Selon certains récits, à son arrivée à Bondu, il découvre que son père est mort et que sa femme s'est remariée. Et Il semble qu'il ait entretenu une correspondance régulière avec des connaissances en Angleterre, les informant de sa situation et leur demandant de l'aider à retourner à Londres. Mais quel crédit accorder à ces anecdotes ?

Sheikh Omar... le presbytérien

Un siècle plus tard, dans des États-Unis profondément divisés sur l'esclavage et au bord d'une guerre civile dévastatrice, un autre rejeton de la classe dirigeante ouest-africaine allait connaître le même sort, avec une conclusion différente.

Son histoire extraordinaire serait restée inconnue s'il n'avait pas persisté à laisser des traces écrites du crime dont il a été victime.

Tout prédisposait le jeune Omar Ibn Saïd à une confortable carrière d'érudit dans son pays natal, le Futa Toro (Sénégal actuel). Mais l'époque est périlleuse pour un Ouest-Africain. Vers 1807, il est enlevé et vendu à un cruel esclavagiste de Charleston, en Caroline du Sud. Après une évasion ratée, il a été emprisonné dans des conditions horribles comme tout esclave fugitif.

Sur les murs de sa cellule à Fayetteville, il a commencé à griffonner des fragments de sa vie antérieure, ne se fiant qu'à sa mémoire. Des passages entiers du Coran d'abord, puis des versets mêlés de prières et de tentatives désespérées pour décrire son malheur, perdant de plus en plus de cohérence.

Omar Ibn Said. (Others)

Les quinze pages qu'il a rédigées dans une écriture maghribi soignée, suivant la méthode des écoles Mahdara d'Afrique de l'Ouest, sont considérées comme "le seul récit en arabe écrit par un esclave connu aux États-Unis aujourd'hui", indique la Lowcountry Digital History Initiative.

Ce document doit sa pérennité, explique Mary-Jane Deeb, responsable de la section Afrique et Moyen-Orient de la Bibliothèque du Congrès, au seul fait que les propriétaires ne savaient pas lire l'arabe, ce qui a permis de transmettre à la postérité un rare récit non remanié d'un esclave.

Malgré l’affaiblissement de sa mémoire et ses signes d'égarement, les textes écrits par cet esclave instruit suffisent à dissiper le prétexte colonial selon lequel le commerce triangulaire puisait de la main-d'œuvre "analphabète" dans des sociétés primitives et sans perspective d’avenir.

Le précieux document intitulé "La vie d'Omar Ibn Said" est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque du Congrès. C'est le célèbre abolitionniste Theodore Dwight qui a entrepris la tâche fastidieuse de compiler la collection dans les années 1860. Entre-temps, elle a changé de mains à plusieurs reprises et a disparu pendant des décennies avant d'être retrouvée, partiellement détériorée.

Marqueur historique indiquant l’endroit où Omar Ibn Said a passé une partie de sa vie, près d’une mosquée portant son nom. Photo: Gerry Dincher. (Others)

Les documents numérisés montrent finalement que les conditions de vie d'Omar ont changé pour le mieux lorsqu'il a été acheté par une puissante famille de Caroline du Nord, désireuse d'en faire un bon chrétien.

Bien que les Owens aient été satisfaits de voir l'ecclésiastique musulman "accepter Jésus-Christ", il semble qu'il ait continué à inclure dans sa bible des extraits du Coran et des références à sa foi d'origine. Il se peut qu'il ait développé une attitude syncrétique en raison de sa vie exceptionnelle, ou qu'il ait simplement fait semblant de se convertir afin d’amadouer ses maîtres.

Après plus de 50 ans d'esclavage, Omar est mort en 1864, un an avant l'abolition de l'esclavage par les États-Unis. Que serait-il devenu s'il n'avait pas été enlevé ce jour fatidique de 1807 ?

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