Peut-on parler de "philosophie islamique" aux contours bien distincts ? (Reuters)

Du déni total à une reconnaissance du bout des lèvres, la grande séduction du legs de la “falsafa” auprès du public occidental n’est pas pour demain.

Peut-on parler de "philosophie islamique" aux contours bien distincts ? Ou de tradition philosophique d’expression arabe, née dans un contexte islamique ? Les philosophes musulmans n’ont-ils vraiment été que de simples exégètes et traducteurs du corpus aristotélicien ? Des interrogations qui ressurgissent dès lors qu’il s’agit de réévaluer l’apport islamique à la "mère de toutes les sciences".

"Quel intérêt ?" sinon un "oui" condescendant semble être la réaction de la majeure partie de la communauté académique, hormis les rares enthousiastes. Et pour les rencontrer, il faut se rendre aux soirées-réflexion suscitées par les instances animées par un souci d’échange culturel, notamment les "Jeudis de la philo" de l’Institut du monde arabe.

"Une petite poignée"

La philosophie d’expression arabe n’a été que "très peu et ponctuellement étudié", précise d’emblée Jean-Baptiste Brenet, professeur de philosophie arabe à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; reconnaissant toutefois la notable exception du philosophe et orientaliste français Henry Corbin, et ancien directeur de l’École pratique des hautes études.

Lui-même lauréat de cette prestigieuse école et agrégé de philosophie, Jean-Baptiste Brenet compte parmi une "petite poignée" de médiévistes latins ouverts sur l’Arabe, pour emprunter ses mots.

"Dans les universités, il n’y a pas de chaires et j’occupais le seul poste d’enseignant de philosophie arabe en France ; Rémi Brague en était le titulaire et avant lui Pierre Thillet, spécialiste du grec et de l’arabe", explique ce spécialiste d’Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198).

Alors même que le manque de recherches se fait sentir, force est de constater que des figures de la trempe d’Averroès retrouvent un engouement européen tel qu’on risque de les désengager de leur contexte historico-culturel. Le chercheur Yassir Mechelloukh affirme qu’il s’agit du “personnage [relevant de la pensée islamique] le plus connu en Europe”, non seulement à travers ses écrits, mais aussi concernant les représentations sur sa personne.

Mechelloukh, qui prépare une thèse à l’INALCO (Institut national des Langues et Civilisations orientales) sur “La première métaphysique d’Averroès”, souligne que ses études sur la pensée d’Aristote l’ont mené naturellement à travailler sur Averroès.

Trou noir

"Les universitaires français savent bien qu’il y a un trou de plusieurs siècles concernant la période du Moyen-Âge", convient Jean-Baptiste Brenet, rejetant les lectures abrégées qui confinent la tradition philosophique islamique au rôle de “relai entre les Grecs et les Latins”.

Les travaux d’Averroès (Ibn Roshd) et d’Avicenne (Ibn Sina), pour ne citer que ces deux que l’histoire a élu comme les plus illustres représentants de la pensée arabo-islamique, tient-il à préciser, “ont été traduites en hébreux et en latin ; toute la pensée européenne s’est alimentée dans ces deux sources”.

Un travail de confrontation des sources qui se sont inspirées de cet héritage s’impose, toutefois. Abdelouahab Rgoud, normalien et agrégé de Sciences Physiques appelle à un regain d’intérêt pour redécouvrir la philosophie arabo-islamique "à l’aune du contemporain" "Nous avons de plus en plus de travaux qui relient des chercheurs du monde latin et du monde arabe (…) l’idée est de voir si les grands penseurs tels que Newton ou Descartes ont été influencés par des penseurs arabes. Ils citent dans leurs travaux Le traité d’optique d’Alhazen par exemple", explique Rgoud, actuellement doctorant en épistémologie et philosophie arabe, sous la direction du Professeur Ali Benmakhlouf. Sa thèse porte sur les Fondements épistémologiques et théologiques de l’Atomisme et de la Causalité, au sein de l’âge classique de la civilisation arabo-musulmane.

Sortir des oubliettes

Une chose est sûre, la philosophie arabo-musulmane n’attire pas les foules. "Il n’y a jamais eu d’intérêt à proprement parler. L’intérêt obéit à des créations de postes, à des rapports de force au sein des départements, aux traductions, à l’arrivée des docteurs sur le marché", rappelle Jean-Baptiste Brenet.

Pourtant sur son initiative, un cycle de conférences avec des chercheurs contemporains reconnus s’organise. "Nous avons créé depuis 30 ans les jeudis de l'IMA, des rendez-vous hebdomadaires de débat. Ce n’est que depuis octobre 2021 qu’il y a une série à intervalle régulier dédiée à la philosophie, les jeudis de la philo, même si nous avions traité très occasionnellement le sujet. Nous accueillons tout type de public, en moyenne 120 personnes", commente Chirine El Messiri, chargée de programmation culturelle. Les échanges seront poursuivis au Maroc et continueront l’an prochain.

Sur le vif

Restituer à la tradition philosophique islamique la place qui lui sied dans l’histoire des idées n’est pas une tâche facile, décidément. "Sur le plan de la recherche, il faudrait s’ouvrir sur de nouveaux horizons, à d’autres auteurs comme Al-Farabi"(considéré dans la philosophie médiévale en langue arabe comme le Second Maître après Aristote), propose Abdelouahab Rgoud.

Relevant le grand nombre de références qui restent à étudier, Rgoud milite en faveur d’un effort de recherche qui s’apparente à la découverte de "ponts entre les civilisations".

Pour ce faire, l’obstacle le plus difficile à dépasser reste les jugements préconçus. "Nous devons continuer à dépasser cette série de préjugés sur la théologie, l’islam, l’obscurantisme, l’orientalisme… dont il reste des traces non conscientes", met en garde Yassir Mechelloukh.

En guise de conclusion, il avance qu’il n’est plus possible aujourd’hui de "plaquer des concepts du monde chrétien sur des textes d’Al-Farabi", un état de choses qu’il n’hésite pas à qualifier d’“erreur méthodologique”.

TRT Francais