La bibliotheque Nationale du Royaume du Maroc à Rabat  / Photo: Reuters (Reuters)

Vendredi soir, quelques minutes avant la séance au Mégarama de Casablanca, du film « Bob Marley : One love » en VO. « Can’t wait », s’exclame Hamza.

Hamza, 33 ans, grand cinéphile maîtrise le français et l’arabe, mais aux abords de ce lieu mythique de la capitale économique, il se plaît à ne discuter qu’en anglais. Et pour cause, "l’anglais commence à prendre une place considérable au Maroc, je pense qu’il prend même la place du français", assure-t-il. "Rien ne vaut un bon film en version originale avec la voix des acteurs, ça fait toute la différence", explique-t-il.

Et de préciser, "le monde entier se tourne vers l’anglais exclusivement, nous ne devons pas faire figure d’exception et devons suivre la cadence. Pour le jeune homme, c’est indéniable : "effectivement, autour de moi les Marocains parlent plus anglais ; surtout les nouvelles générations, notamment la génération Z. C’est l’avenir du Maroc !"

Alors le français est-il en déclin au Maroc ? Si oui, quels sont les facteurs à l’origine de ce déclin ? La révolution numérique donne-t-elle le LA des prochaines années ? Peut-on simplement parler d’effet de mode ?

Amalgame entre la langue et la politique française ?

Une autre hypothèse pourrait être avancée : la crise diplomatique entre les deux pays aurait-elle terni l’image de la France et inconsciemment de la langue française auprès des Marocains ? Même si la visite récente au Maroc du ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, ouvre la voie à un apaisement entre deux pays historiquement amis.

Dans les rues de Casablanca, où l’on trouve beaucoup de francophones, certains Marocains soulignent que la langue de Molière ne devrait pas être privilégiée au détriment de l’arabe ou de l’anglais. Des phrases comme, "on parle arabe ici pas français, nous sommes au Maroc pas en France", ou encore "tu es marocaine, alors pourquoi tu parles français, il faut parler arabe", sont parfois entendues dans les rues de la capitale économique. Et ce, même dans la sphère de l’exécutif. En 2023, lors de la Conférence africaine sur la réduction des risques en santé à Marrakech, Ryad Mezzour, ministre marocain de l’Industrie et du commerce, avait même refusé de s’exprimer au micro d’un journaliste en français (langue qu’il maîtrise parfaitement, par ailleurs)

Interrogée par des journalistes sur un éventuel lien entre les mouvements anti France en Afrique et notamment au Maghreb et un "désamour" de la langue française lors du dernier sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Djerba en Tunisie, la secrétaire générale de l’OIF, Louise Mushikiwabo avait insisté sur le fait qu'il ne faut pas faire d’amalgame entre la politique française et la langue. "La francophonie et la France sont deux entités différentes ! Certes la France est le pays qui nous a donné la langue française qui est la base de notre organisation, mais la France n’est qu’un pays des 88 qui sont liés à la langue française. Il faut séparer les problèmes qui sont liés à la France et la politique française à travers le monde" avait-t-elle déclaré.

Un point également soutenu par le sociologue Zakaria Agdid, qui explique: "la crise des visas entre le Maroc et la France est conjoncturelle, à mon sens. Je pense que c’est plus le français qui a perdu de son influence aujourd’hui au Maroc, compte tenu des évolutions récentes que connaît le monde".

Les dernières statistiques de l’Organisation Internationale de la Francophonie font état d’une augmentation de locuteurs en français dans le continent africain, de 7% entre 2018 et 2022, une timide progression in fine. Toujours selon l’organisation, le français rassemble aujourd’hui plus de 321 millions de locuteurs à travers le globe, faisant de cette langue la 5ème mondiale.

Les conclusions du rapport intitulé "Shift to English in Morocco" publié en 2021 soulignent que plus des deux tiers des jeunes marocains sont convaincus que dans les 5 prochaines années, l'anglais parviendra à remplacer le français comme première langue étrangère au Maroc.

De même, 65% des interrogés considèrent l'anglais comme étant une langue très importante alors que seulement 47% jugent le français comme étant une langue importante. Et à la question "Quelles sont les langues les plus importantes qu’il convient d’apprendre ?", 40% d’entre eux ont montré leur préférence pour l'anglais contre tout juste 10% qui ont mentionné le français.

Résistance du français

Quid de la langue de Molière dans ce cas ? L’OIF table sur plus de 820 millions de locuteurs francophones en 2050. Selon des statistiques fournies par l’Institut Français à Rabat, 35,6% des Marocains sont francophones et le Royaume trône en quatrième place des pays les plus francophones à l’échelle mondiale. Ainsi, la "Vision stratégique 2015-2030", sur la réforme de l’enseignement au Maroc, devrait contribuer au renforcement de l’enseignement du français au primaire et l’enseignement des disciplines scientifiques en français au collège et lycée.

De même, le français est présent à hauteur de 75% dans l’enseignement supérieur et concerne près d’un million d’étudiants au Maroc. Toutefois, dans le monde des affaires, l'anglais domine.

Selon Zakaria Agdid, justement, ces divers intérêts font ainsi appel à la langue de Shakespeare, puisqu’elle est "liée à l'émergence d'acteurs privés accordant la priorité à cette langue, créant ainsi une concurrence dans le secteur de l'éducation. Du point de vue géopolitique, le recul de la France dans certaines nations africaines favorise l'essor de modèles éducatifs favorables à l'anglais." Et d’ajouter : "la langue, en tant qu'outil de communication, nous conduit naturellement au domaine éducatif au Maroc, qui semble suivre une politique éducative unifiée."

Une réalité que l’exécutif marocain prend en compte avec notamment la généralisation de l’anglais au collège depuis la rentrée de septembre dernier. Entérinée par une circulaire du ministère de l’Éducation nationale datée du 23 juin 2023, cette décision entre dans le cadre de la feuille de route 2022-2026 pour la réforme du système éducatif et des objectifs de la loi-cadre 51-17 relatifs à l’adoption du plurilinguisme et de l’alternance linguistique.

De quoi ravir les parents d’élèves notamment ceux inscrits en AEFE (Agence pour l’enseignement français à l’étranger ). C’est le cas de Kenza Youssefi Guessous, présidente de l’APEEF (Association des parents d’élèves de l’enseignement français au Maroc), section Molière de Casablanca. Pour cette maman de deux enfants, « il est regrettable que les établissements d’enseignement français ne s’ouvrent pas à d’autres langues internationales. A part le français, le système AEFE minimise les heures d’anglais et d’arabe dispensées à nos enfants ». Elle persiste et signe, "aujourd’hui, les élèves, si on ne les accompagne pas à l’extérieur c’est fini, le retard est irrattrapable. Ils ne pourront jamais parler anglais ou arabe et surtout qu’il y a un décalage énorme entre le primaire et le collège. Arrivés en dernière année de primaire, ils ne savent ni lire ni écrire (l’arabe et l’anglais, NDLR)". Pour Kenza, "il faut même réduire l’apprentissage du français au profit d’autres langues ".

Les "missions" françaises ont-elles toujours le vent en poupe ?

Est-ce alors le début du désamour pour le français au niveau des “missions” françaises ? Des établissements qui comptent aujourd’hui près de 50.000 élèves à travers le Royaume. Il s'agit de la plus importante communauté scolaire internationale du Maroc.

Un rang qu’elle a bien failli perdre notamment durant le covid. Une période (2020, ndlr) durant laquelle une vague de protestation avait éclaté contre ces écoles et quelques 200 millions d’euros avaient été injectés par le gouvernement de l’Hexagone pour apaiser les tensions.

C’est une époque lors de laquelle M’jid El Guerrab, ex-député de la 9ème circonscription des Français établis hors de France, était en poste. "J’ai suffisamment milité pour ces écoles. On avait réussi à débloquer plusieurs centaines de millions d’euros au budget qui leur était alloué pour les maintenir parce que des parents ne voulaient plus payer", se souvient-il. Il infirme dans ce sens que "le français recule au Maroc". Bien au contraire, selon cet ex-élu Franco-marocain : "les données montrent clairement que le nombre d’élèves de l’école française au Maroc ne s’est jamais aussi bien porté. Ce n’est pas parce qu’il y a trois ou quatre écoles américaines qui ont ouvert leur porte, que ça va remplacer le système scolaire français."

L’ex-élu monte au créneau en rappelant que "des études sont formelles, si l’on n’a pas fait la mission française au Maroc, il est difficile d’avoir un emploi qualifié. C’est devenu une sorte de tri dans les CV pour accéder à de hautes fonctions même au sein des entreprises marocaines". Il tire même à boulets rouges sur les détracteurs en soulignant que ces établissements s’ouvrent aujourd’hui à une autre catégorie de la population : " je suis toujours très surpris de certains qui veulent minimiser l’apport de l’école française au Maroc. Maintenant, dans ces écoles, il n’y a plus seulement les élites." Et d’ajouter, "l’engouement est toujours là, ça veut dire que les traces du passé sont toujours présentes. Il y a eu un froid entre Paris et Rabat certes mais cela fait 70 ans que les relations subsistent.

Et puis, le plus important c’est le nombre d’élèves qui sortent avec un bac français, reconnu, qui continuent leurs études et qui reviennent au Maroc après. "

La révolution numérique joue un rôle prépondérant

Un axe pointé notamment par Khadija Maaref. Entre autres casquettes, cette britanno-marocaine est consultante en affaires, un métier qui lui permet notamment d’intervenir au Maroc très souvent. Et le constat qu’elle a pu faire à travers l’académie qu’elle a fondée est que : "on œuvre dans le cadre de nos programmes notamment à l’apprentissage de l’anglais pour nos clients, et 90% de nos audiences ce sont des Marocains."

L’experte précise dans ce sens que "le Maroc est de plus en plus anglophone et les relations commerciales entre le Maroc et le Royaume-Uni sont actuellement au beau fixe, surtout depuis le Brexit".

C’est aussi grâce à ce tournant politique que les Britanniques ont su tirer leur épingle du jeu, soutient la jeune femme. "Le Maroc étant le point le plus proche d’Afrique et en avance dans plusieurs secteurs comme l’agriculture ou encore la pêche maritime, les Britanniques n’hésitent plus à y investir". Des marchés qui prolifèrent et dont la clé de la réussite est la langue, pour Khadija. Autre aspect soutenu pour la businesswoman, "le online ! le online a le vent en poupe surtout après le covid. On sait que le monde entier est connecté, et pratiquement tout est proposé en anglais".

Malgré sa maîtrise excellente du français et de l’arabe, cette experte utilise chaque jour la langue de Shakespeare. "Nous travaillons souvent au Maroc et nous menons des workshops dans le but d’accompagner les petites et moyennes entreprises. Nous avons également des clients particuliers". Et d’expliquer : "Nous travaillons avec des familles en privé, des personnes à haute responsabilités afin de d‘apprendre ou perfectionner leur anglais en vue d’aller au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Ce sont pour la plupart des personnes diplômées de la mission française mais qui n’ont pas vu cette révolution arriver si rapidement !"

Une révolution certes, mais qui pourrait avoir ses limites dans un pays qui a ancré la langue de Molière dans son quotidien. Des administrations, aux panneaux routiers en passant par les menus de restaurant, le changement pourrait être difficile voire brutal. Si la mutation semble se faire en douceur, un seul message et modus operandi est préconisé par Khadija : "il faut investir dans l’anglais et plus on commencera tôt à l’apprendre mieux l’on sera formé à l’avenir car le monde n’attend pas et c‘est maintenant qu’il faut agir. La seule chose qui nous garantira le succès au Maroc dans tous les domaines c’est bien l’anglais."

En plus d’être un outil de communication, la langue demeure un vecteur de valeurs diverses. Zakaria Agdid argue, dans ce contexte, « grâce à la langue, nous pouvons atteindre divers intérêts, y compris économiques ». Il rappelle que « la présence continue du français dans tous les secteurs et institutions marocains, est expliquée par la prédominance des élites formées selon le modèle français. Une tendance qui pourrait donc évoluer si ces élites changeaient. »

« L'orientation actuelle du Maroc tend vers une souveraineté linguistique en mettant en avant l'amazigh et l'arabe, tout en restant ouvert aux langues étrangères. Je pense que dans l’avenir l’arabe et l’amazigh prendront plus d’importance, le français et l’anglais viendront consolider cela », soutient-il. Il précise dans ce sens que le français conservera toujours ses lettres de noblesse au Maroc pour la simple et bonne raison que le français est utilisé dans la vie quotidienne des citoyens qui parlent leur dialecte tout en restant ouverts aux langues étrangères.

TRT Francais