Eysa Mohammed, 15 ans, blessée à la jambe droite par un explosif laissé près de sa maison pendant les affrontements (Others)

C’est une guerre dont on parle peu, pourtant son bilan humain est dramatique : “la guerre fait rage et elle a coûté la vie à plus de 600 000 personnes”, une hécatombe comme le rappelle Magdalene Abraha, journaliste du Guardian. Cette guerre dont on entend peu parler, c’est celle du Tigré, situé au Nord de l’Ethiopie, à la frontière de l'Erythrée, région en proie à un conflit dévastateur depuis deux ans.

Si le conflit a officiellement pris fin en novembre 2022, le bilan humain et les dégâts restent très lourds. Six cent mille morts en deux ans et plus de 2 millions de personnes déplacées fuyant la famine qui y fait rage. Ces chiffres basés sur les travaux du chercheur Martin Plaut de l’Iinstitute of Commonwealth Studies de l’Université de Londres au Royaume-Uni et du département de géographie de l’Université de Gand en Belgique, font froid dans le dos.

Pourtant, ce conflit dont le bilan dépasse de loin celui de la guerre en Ukraine n’émeut que très peu la communauté internationale, et passe hors des radars des médias occidentaux. “Les victimes ont été témoins de violations choquantes des droits humains, et, tragiquement, des civils ont été délibérément pris pour cible. Des dizaines de milliers de femmes ont été violées” tient à rappeler Magdalene Abraha qui ajoute “Ça a duré pendant deux ans et se produit encore aujourd'hui, mais il y a de fortes chances que vous ne sachiez même pas où cela se trouve. Bien qu'elle soit bien plus meurtrière que la guerre en Ukraine, les médias occidentaux l'ont pour la plupart ignorée”, s’étonne la journaliste originaire de la région du Tigré en Ethiopie sur les colonnes du Guardian.

Qu’est-ce qui se passe dans cette région ?

Cette guerre fratricide ne date pas d’aujourd’hui. Si les rebelles du Tigré et l’Etat éthiopien sont officiellement en guerre depuis novembre 2020 à la suite d’une division politique profonde, ce conflit existe depuis plus de 50 ans. À l’origine, les rebelles du TPLF (Front de libération du peuple du Tigré) aujourd’hui soutenus par neuf autres groupes rebelles, réclamaient l’autodétermination dans la région. Ce groupe qui existe depuis les années 70, est issu d’un parti politique appartenant à la gauche étudiante éthiopienne, devenu groupe armé. Il conteste le pouvoir éthiopien qu’il considère comme une “dictature militaire”. Dans un pays où vivent au moins 80 ethnies différentes, l’idéologie nationaliste et les velléités indépendantistes portées par le TPLF gagnent peu à peu du terrain et la sympathie d’une large partie de la population du Tigré.

Le 28 mai 1991, les combattants du TPLF s’emparent du pouvoir en renversant le Derg (le gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste), gouvernement mis en place par des militaires en 1974 à la suite de la révolution qui a mis un terme au régime d’Hailé Sélassié, le dernier empereur d’Ethiopie. Le TPLF occupera le pouvoir jusqu’à la mort de Meles Zenawi, leader de son parti qui occupera les fonctions de chef de gouvernement jusqu’à son décès en 2012.

En 2018, c’est Abiy Ahmed qui accède au pouvoir. L’accession au pouvoir de ce chef d’origine Oromo, la communauté la plus importante du pays, est un nouveau point de rupture avec le TPLF. Les Tigréens qui ne représentent que 7% de la population d’Ethiopie avaient néanmoins réussi à se maintenir au pouvoir pendant de nombreuses années, ce qui a renforcé leurs capacités militaires. Les rebelles du TPLF d’aujourd’hui sont en réalité les anciens cadres militaires de l’Etat éthiopien d’hier. Comme l’explique Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS et spécialiste des conflits armés en Afrique au micro de TV5 Monde, "les représentants du TPLF ont occupé les postes cruciaux au sein des services de renseignements et de sécurité dans les forces de police mais également de l’armée.”

Pourtant, le Premier ministre décide de se passer de cette expérience. Et dès le début du conflit, en novembre 2020, il n’hésite pas à mettre en prison un grand nombre d’officiers de l’armée tigréenne. Il les accuse notamment de corruption et de non-respect des droits humains, et leur reproche de tenter d’enterrer les réformes qu’il souhaite mettre en place. Une erreur stratégique selon Roland Marchal qui estime que l’État “s'est ainsi privé d'un personnel très qualifié et il n'a pas eu de relève immédiate au sein des forces armées. Il se sépare ainsi d'une armée fonctionnelle, capable et motivée”.

Et pour cause, le groupe armé a aujourd’hui à sa tête un militaire très aguerri, Tsadkan Gebretensae, ancien état major des armées éthiopiennes qui dispose aujourd’hui d’au moins 250 000 soldats (forces paramilitaires et miliciens), selon l’international crisis Group ICG. Son armée a la capacité d’écouter les conversations de l’armée éthiopienne et de brouiller ses communications radio.

Depuis le 4 novembre 2022, le gouvernement fédéral du Premier ministre Abiy Ahmed mène une vaste opération militaire contre le Tigré. Il accuse le TPLF d’avoir attaqué deux bases militaires, ce que le mouvement nie. L’armée fédérale a été envoyée dans la région du Tigré pour une “vaste opération de maintien de l’ordre”.

Quelques jours plus tard, le parlement éthiopien a révoqué le parlement régional et le gouvernement du Tigré (l’Ethiopie est un état fédéral, composé de neuf états régionaux dont le Tigré), accusant la province de vouloir faire sécession. “Depuis, on assiste à une escalade de la violence entre ces deux parties avec l’utilisation d’armes lourdes et le massacre de civils” explique, dans une interview au journal Le Parisien, Elise Dufief autrice d’une thèse sur l’Ethiopie.

Fatuma Hussein, 40 ans, amène sa petite-fille, Fatuma Abdi, 7 ans, pour un traitement après que sa jambe gauche a été blessée par des explosifs laissés près de leur maison (Others)

Une situation très confuse, et un lourd bilan humain

Des ONG, dont Amnesty International, font état de plusieurs massacres dans la région du Tigré, sans se prononcer sur les auteurs tant la situation est compliquée. L’ONU a appelé à une enquête indépendante, mais selon une institution publique éthiopienne l’EHRC, les auteurs de l’un des “massacres”, au cours duquel au moins 600 personnes ont été tuées à coups de hache dans la localité de Mai Kadra, pourraient être issus d’une milice informelle de jeunes Tigréens. Des informations à prendre avec précaution, puisque le directeur de l’EHRC a été nommé par le gouvernement, bien que l’institution soit indépendante administrativement.

Le Premier ministre éthiopien, lauréat du prix Nobel de la paix en 2019 pour avoir résolu le conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée, est aujourd’hui sous le feu des critiques. D’une part, parce qu’avant même l’éclatement “officiel” du conflit, il avait décidé la suspension des fonds pour le Tigré, dont un programme d’aide alimentaire, essentiel dans cette région où les réserves avaient été ruinées par des attaques de criquets. Et avec la multiplication des violences envers les populations civiles, il a refusé de répondre aux inquiétudes de l’ONU autour de possibles “crimes de guerre”. Cette région de six millions d’habitants, a été soumise pendant plusieurs mois à ce que l’ONU a qualifié de “blocus de facto de l’aide humanitaire”. Washington accuse le gouvernement de bloquer la distribution de l’aide, tandis qu’Addis-Abeba impute la situation aux incursions des rebelles. Résultat, les civils du Tigré n’ayant pas réussi à fuir ont subi l’une des plus graves crises humanitaires de la planète.

Après deux ans de conflit, le gouvernement éthiopien et les rebelles du Tigré ont accepté en novembre 2022 une "cessation des hostilités" sous l'égide de l'Union africaine. L'accord, publiquement signé, en Afrique du Sud, par les chefs des deux délégations, prévoit "un rétablissement de l'ordre public, des services (au Tigré), un accès sans entrave des fournitures humanitaires, la protection des civils, entre autres”.

"Afin de répondre à la souffrance de notre peuple, nous avons fait des concessions car nous devons établir la confiance", a déclaré le chef de la délégation rebelle, Getachew Reda. Affirmant sa volonté de "mettre en œuvre l'accord et dans les meilleurs délais", il a souligné "la volonté des deux parties de laisser le passé derrière elles pour tracer un nouveau chemin vers la paix".

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