Violences policières : depuis 10 ans, l’impunité est en hausse, selon l’ONG Flagrant déni

Selon l’ONG française Flagrant déni, la chute du taux d’élucidation des violences policières et le transfert des enquêtes vers des cellules locales peu contrôlées ont favorisé, depuis 10 ans, une forte progression de l’impunité policière en France.

By
Selon l'ONG, la grande majorité des enquêtes impliquant des policiers ne sont pas traitées par les inspections générales mais par des services locaux

Alors que les signalements visant des policiers se multiplient, une étude de l’ONG Flagrant déni révèle que le contrôle interne de la police est devenu moins efficace et moins indépendant. 

En dix ans, la proportion d’affaires de violences policières élucidées par la justice a fortement chuté, tandis que les enquêtes sont désormais majoritairement traitées par des cellules locales opaques et sous-dotées. Ce fonctionnement a, selon l’ONG, permis à “l’impunité policière” de s’accroître.

L’enquête de l’ONG, intitulée “Polices des polices : pourquoi il faut tout changer” et consultée par Mediapart, documente une augmentation constante des enquêtes pour violences policières, mais un traitement judiciaire de plus en plus inefficace.

“Cellules déontologie”

Selon Flagrant déni, la très grande majorité des enquêtes impliquant des policiers, soit environ 90 % selon les propres données de l’IGPN, ne sont pas traitées par les inspections générales mais par des services locaux, désignés sous le terme générique de “cellules déontologie”.

Ces unités demeurent largement inconnues du public comme du débat institutionnel, car leur activité ne fait l’objet ni d’une communication officielle ni d’aucune publication statistique centralisée. 

Leur simple identification constitue en soi une difficulté. Flagrant déni indique avoir recensé une trentaine d’appellations différentes, qui varient selon les départements et les époques, autour de notions telles que “discipline”, “déontologie”, “soutien aux effectifs” ou “audit”.

Leur taille et leurs moyens apparaissent également très variables. À Lille, la cellule déontologie compte six fonctionnaires et traite un contentieux d’environ 150 dossiers judiciaires par an. 

À Lyon, elle comptait cinq fonctionnaires en 2017 et instruisait 70 enquêtes judiciaires ; aujourd’hui, elle ne compte plus que trois agents, et une seule enquêtrice déclare traiter à elle seule entre 40 et 45 dossiers annuels. 

À Clermont-Ferrand, la cellule de déontologie est assurée par un unique fonctionnaire qui exerce simultanément les fonctions de responsable de la communication de la police locale. Aucune donnée consolidée ne permet d’estimer l’effectif total de ces cellules au niveau national.

Bien que ces unités soient censées intervenir uniquement sur des affaires présentant un degré de gravité inférieur à celles confiées à l’IGPN, elles se voient parfois attribuer des dossiers concernant des violences entraînant de lourdes interruptions de travail, dès lors que ces faits n’ont pas donné lieu à un “retentissement médiatique”. 

Elles instruisent également des enquêtes relatives à des morts survenues lors d’interactions avec la police, qu’il s’agisse de décès en garde à vue, d’accidents de la route ou même de certains cas de tirs mortels. Ces éléments contredisent l’idée selon laquelle leur champ d’action se limiterait aux infractions disciplinaires les plus légères.

À partir de plusieurs dossiers auxquels elle a eu accès, Flagrant déni observe des caractéristiques récurrentes dans les enquêtes menées par ces cellules locales : un nombre très réduit d’auditions, une faible quantité d’actes d’enquête ordonnés, et des investigations limitées, en particulier lorsque la personne plaignante est elle-même mise en cause par les policiers dans le cadre des faits. 

Taux de non-élucidation “deux fois plus élevé”

Dans d’autres situations, les enquêtes sont confiées à des policiers de la police judiciaire n’ayant aucune spécialisation en matière de contrôle interne et amenés à travailler de manière exceptionnelle sur des collègues qu’ils connaissent parfois directement.

L’ONG souligne que si le manque d’indépendance des inspections nationales (IGPN, IGGN) est régulièrement critiqué, la situation est encore plus problématique au niveau local, où l’”homogénéité statutaire et culturelle” entre enquêteurs et mis en cause est maximale. 

Dans certains commissariats, les enquêteurs et les policiers mis en cause travaillent dans le même bâtiment, voire dans les mêmes étages, ce qui renforce mécaniquement l’existence de “collusions policières à l’échelle locale”. 

La réforme de la police adoptée en 2024 aggrave, selon l’ONG, cette configuration, puisque les directrices et directeurs départementaux de la police nationale se trouvent désormais dans la position paradoxale d’être simultanément les supérieurs hiérarchiques des fonctionnaires mis en cause et de ceux chargés d’enquêter sur eux.

Les données inédites fournies par le ministère de la justice permettent également d’établir que l’efficacité globale des enquêtes menées par l’ensemble des services de “police des polices” est en forte diminution. 

En 2016, l’auteur des violences était identifié dans 68 % des affaires. En 2024, ce taux est tombé à 51 %. Sur les 1110 affaires enregistrées cette année-là, 546 n’ont pas été élucidées. Cela représente une diminution de 25 % du taux d’élucidation en huit ans. 

Selon Flagrant déni, le taux d’affaires non élucidées est aujourd’hui “presque deux fois plus élevé” lorsqu’il s’agit de violences commises par des agents dépositaires de l’autorité publique que lorsqu’elles sont commises par des personnes “lambda”.

En plus des difficultés structurelles liées aux moyens, l’ONG constate la persistance de pratiques policières illégales qui entravent l’identification des agents mis en cause. 

Le port de cagoules, en dehors des unités spécialement autorisées, et l’absence du numéro d’identification RIO, pourtant obligatoire, rendent les investigations particulièrement difficiles.

L’affaire dite “Angelina”, survenue à Marseille en 2018, est citée en exemple : cette jeune femme avait été victime d’une fracture du crâne après une intervention policière. 

L’enquête a stagné pendant des années, notamment parce que les policiers impliqués avaient pris soin de masquer leur visage, rendant leur identification impossible pendant une longue période.

“Bruits d'animaux”

Récemment encore, un adolescent de 15 ans, Bilal, interpellé sans motif apparent alors qu’il courait, a été victime, lors de sa garde à vue, de violences physiques et verbales de la part de policiers de la CSI 93. 

Selon le témoignage de la famille, Bilal a été frappé à coups de poings, de genoux et de matraques, insulté, humilié et menacé de mort. Les policiers lui ont également demandé de faire “des bruits d’animaux” pour l’humilier, selon le témoignage de sa mère.

La CSI 93 est une unité déjà connue pour des affaires antérieures impliquant violences, extorsions et abus.

“Une plainte pour acte de torture et de barbarie a été déposée, mais l’IGPN n’a même pas été saisie du dossier” selon l’Humanité.