Compensation carbone de TotalEnergies: entre greenwashing et expropriation de terres congolaises
Pour poursuivre ses activités "polluantes" tout en se donnant une image verte, TotalEnergies a lancé un projet de reforestation en continuant à s’approprier des terres au Congo et à détruire les équilibres locaux.
Compensation carbone de Totalenergies: entre greenwashing et expropriation de terres congolaises / Photo: Reuters (Reuters)

Continent qui pollue le moins mais qui en subit le plus les conséquences, l’Afrique devient la proie des multinationales qui souhaitent compenser leur bilan d’émission de carbone pour redorer leur image. C’est notamment le cas de TotalEnergies. L’entreprise française a lancé un projet de reforestation au Congo dans le cadre de sa transition écologique tout en poursuivant ses activités.

Le géant pétrolier, dont les énergies fossiles représentent 90% de son activité et qui émet chaque année 455 millions de tonnes de CO2 selon ses estimations mais plus d’un milliard de tonnes de CO2 selon les calculs de Greenpeace, a promis qu’elle sera neutre en carbone d’ici à 2050, et ce grâce notamment à la compensation carbone. Le principe est simple : il consiste à planter des arbres qui absorbent le carbone, ce CO2 est ensuite déduit du bilan carbone.

Expropriation de terres

Mediapart a dévoilé le 12 décembre que la multinationale a exproprié, avec l’aide de l'État congolais, des terres d’agriculteurs sans leur consentement libre pour créer une plantation d’arbres.

Depuis novembre 2012, la compagnie a loué des terres pour y planter des millions d’acacias sur 40 000 hectares pour compenser sur 20 ans plus de "10 millions de tonnes de CO2". Les champs d’agriculteurs ont donc été remplacés par une monoculture de millions d’acacias à perte de vue.

Des agriculteurs ont déclaré à Médiapart avoir été empêchés de cultiver leurs parcelles pour laisser place au projet de la multinationale. "On ne peut pas accéder à nos cultures en plein champ et non récoltées à ce jour car ils refusent que nos tracteurs passent faire le travail", témoigne à Médiapart Clarisse Parfaite Louba, agricultrice.

"Nous ne travaillons plus. Nous n’avons plus de champs, se désole Pulchérie Amboula. J’ai l’impression que ces gens sont venus pour nous tuer sur notre propre terre."

L’État congolais partenaire avec TotalEnergies

Si TotalEnergies affirme que ce projet intègre un projet de reboisement initié par le gouvernement de la République du Congo alors que le gouvernement affirme qu’il s’agit totalement d’un projet de la multinationale, le projet a bien démarré.

Pour pouvoir utiliser ces terres, le groupe français a conclu un accord avec l’Etat congolais, nous explique Brice Mackosso, militant secrétaire permanent de l’ONG la Commission Justice et Paix en République du Congo qui est rattachée au réseau des Commissions Justice et Paix de la Conférence Episcopale de la Région de l’Afrique Centrale.

En amont, le gouvernement a émis en septembre 2020 un décret déclassant 70 000 hectares de terres en domaine privé de l’État pour récupérer les terres pour ensuite les louer à Forest Neutral Congo (FNC), l’opérateur de ce projet pour TotalEnergies, pour 100 000 euros par an pendant 60 ans, avec un versement supplémentaire de 26 000 euros annuels destinés à un fonds pour le développement local, selon Mediapart.

Face aux critiques et suite aux sollicitations de Mediapart, TotalEnergies et FNC se défendent que "ces terres n’ont pas été réquisitionnées car elles ont appartenu et appartiennent toujours à l’État".

"C’est bien le gouvernement congolais qui a exproprié ses propres populations pour récupérer le terrain et qui a signé un bail emphytéotique avec TotatEnergies. Selon la législation congolaise, l'Etat a l'obligation de discuter avec les populations et de payer le juste prix. Or dans ce cas précis, l’État n’a pas mené de bonnes consultations et est venu comme puissance publique d'autorité récupérer les terres pour un projet économique", révèle Brice.

Selon lui, la pression exercée par le gouvernement a laissé peu de temps aux populations pour évaluer cette décision et ne leur a pas non plus donné l’occasion de s’exprimer librement. .

Conséquences alarmantes

Un euro et quatre-vingt-dix centimes. Cette petite somme correspond au dédommagement par hectare qu’ont reçu les paysans. Elle ne correspond en aucun cas à la valeur des terres qui ont déjà été louées auparavant 14 fois plus cher. De plus, certaines cultures et champs n’ont pas été compensés indique Brice. "Lorsqu’on calcule, un hectare a été payé autour de 1000 francs, ce qui correspond à peu près à 1,90 €. Je ne crois pas que la législation congolaise prévoit de payer un hectare à ce prix. Les sommes d'argent qui ont été payées ne correspondent pas à la somme qui a été réquisitionnée pour le projet", argue-t-il.

Total se défend en disant que ce n’est pas à elle de faire tout le processus de compensation. C’est une habitude des multinationales de responsabiliser le gouvernement et de se cacher derrière la faiblesse de sa législation, ‘s'il y a des erreurs, des manquements, des violations des droits humains, c’est le gouvernement’. Mais au-delà du droit, il y a la question éthique

Brice Mackosso

"TotalEnergies devait s'assurer que tout a été fait dans les règles de l'art", reproche-t-il encore à la compagnie.

La plus grande conséquence de ce projet est sans nul doute subie par la population locale. La réduction des terres agricoles, indispensables pour les paysans et notamment pour les populations autochtones, impacte lourdement les équilibres locaux. Cette perte de productivité, qui entraîne parfois le déplacement des populations, met en péril la souveraineté alimentaire et économique de la région.

Pour Ange David Baïmey, coordinateur Afrique de l’association Grain, qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité, "Total contribue à la migration climatique avec ce projet. Au nom du climat, ces sociétés créent des migrants" qui sont obligés de se déplacer pour subvenir à leur besoin.

Loin de vouloir limiter ses activités, le groupe a détrôné ses concurrents dans l’approbation de nouveaux projets d’extraction de pétrole et de gaz avec vingt nouveaux projets ayant trait à l’extraction d’énergies fossiles en 2022 comptabilisés par Mediapart.

Pour continuer à développer sereinement ces projets, TotalEnergies tente de compenser son émission carbone. La plantation d'arbres est-elle vraiment une solution adéquate pour le réchauffement climatique et va-t-elle générer un bénéfice pour les communautés locales ?

La compensation carbone, une fausse bonne idée

Non. La réponse est claire pour Ange David et Brice. La compensation carbone reste un sujet très controversé dans le secteur de l'environnement. Certains la considèrent comme une forme de greenwashing, procédé que les entreprises utilisent pour se donner une fausse image de responsabilité écologique.

Selon le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), la compensation carbone est toute activité qui compense les émissions de gaz à effet de serre en assurant une réduction des émissions ailleurs. Ces réductions d'émissions sont principalement obtenues grâce à la reforestation ou l’achat de crédit carbone.

Ange David estime que ce procédé ne permet pas de régler le problème. Il explique que son organisation Grain est contre la compensation carbone pour deux raisons principales : la perte de la biodiversité et le principe même de compensation qui permet la poursuite des activités polluantes. "Généralement ce sont les monocultures qu’on plante. Planter des arbres, ce n’est pas une forêt. On ne peut jamais recréer une forêt qui contient une grande biodiversité. La capacité d'absorption de carbone des arbres plantés n’est pas la même que celle d’une forêt. Quand vous dites que vous neutralisez votre émission carbone vous détruisez une biodiversité qui est unique", explique-t-il.

Planter des arbres, ce n’est pas une forêt

Ange David Baïmey

Ce processus détourne en réalité les acteurs de l’enjeu principal : réduire les émissions de gaz à effet de serre. Au lieu de s’attaquer à la source du problème, le marché de compensation carbone ouvre la porte au greenwashing en permettant d’éviter les coûts et les pertes liés aux réductions d’activités polluantes. Ses répercussions sur l’environnement et les populations locales discréditent l’engagement des acteurs dans la cause climatique.

"Il faut raisonnablement réduire les émissions de gaz à effet de serre plutôt que les faire porter par toute la terre. Dans le cas du Congo c'est très malheureux parce qu’on les fait porter aux paysans qui produisent de la nourriture pour le peuple", soutient Ange David.

"Colonisation du carbone"

Si la compensation carbone se base sur le postulat qui stipule que toute émission de gaz à effet de serre à un endroit a le même impact sur le réchauffement climatique que l’émission provenant d’un autre lieu, une inégalité des conséquences subsiste dans le monde. Selon le rapport de la Climate Policy Initiative (CPI), l’Afrique, qui ne produit que 4% des émissions de dioxyde de carbone alors qu'elle compte un cinquième de la population mondiale, est la région la plus touchée par la crise climatique.

Cette inégalité s’accentue dès lors que le continent devient la proie des multinationales qui se lancent dans des projets de reforestation en défaveur des terres agricoles. Des milliers d’hectares de champs sont alors remplacés par une simple monoculture.

Ange David et Brice mettent en cause justement le processus de "déresponsabilisation" des multinationales qui exportent le problème d’émission de gaz à effet de serre ainsi que leurs conséquences vers les pays africains.

Issa Garba, président Réseau de la Jeunesse Nigérienne contre les Changements Climatiques parle même de "colonialisme de carbone ou de colonialisme vert" dans un reportage avec l’association Grain.

"On parle de colonisation du carbone parce que ce sont des entreprises qui sont hors du continent, principalement de l’Europe et des Etats-Unis, qui viennent investir, contrôler des territoires accaparés. C’est une forme de colonisation", explique le coordinateur Afrique de Grain.

"Total aurait pu prendre des terres en France pour pouvoir faire ses compensations. Maintenant on déplace le problème en Afrique. Est-ce-que ça règle vraiment le problème ? Les populations ont besoin des mêmes terres pour faire de l'agriculture. On nous dit ça crée de l’emploi. En Europe également, les gens ont besoin d’un travail", s’indigne Brice en ajoutant "Je crains qu’aujourd'hui, la question des changements climatiques ne vienne impacter négativement le développement de l'Afrique".

Ces problèmes de réchauffement climatique, ce ne sont pas des problèmes africains. Ce sont les pays développés qui ont ces problèmes et qui sont en train de les globaliser et font de leurs problèmes nos problèmes. Maintenant qu'il y a des problèmes de réchauffement climatique, on vient chercher l’air frais en Afrique.

Brice Mackosso

TotalEnergies n’est pas la seule à avoir recours à ce type de projet au nom de la cause climatique. Il s’agit d’un vrai marché en plein essor qui s’étend dans de plus en plus de pays comme le Sénégal, l’Ouganda, le Niger et la Mauritanie, notamment via l’entreprise African Agriculture Inc basée aux Etats-Unis.

"De plus en plus d’entreprises se tournent vers ce marché parce qu'ils ont promis la neutralité carbone mais ils ne font qu’aggraver la situation", s’insurge Ange David.

L’Afrique, déjà victime des conséquences de la crise climatique, perd ses terres, au nom de la même cause. Peut-on réellement résoudre les problèmes dûs au réchauffement climatique avec les mêmes esprits qui les ont créés ?

TRT Francais