Manifestation à Tunis pour protester contre le discours du président (Others)

Plusieurs centaines de manifestants ont protesté samedi à Tunis contre le racisme et un discours "fasciste" à l'égard des migrants originaires de pays d'Afrique subsaharienne, demandant au président Kais Saied de présenter ses excuses à cette communauté.

En cause, le discours prononcé par le président tunisien quelques jours auparavant accusant des "hordes de migrants clandestins" en provenance d’Afrique subsaharienne d’être la source des "violences, des crimes et d’actes inacceptables", et soulignant qu’il existait une "manœuvre criminelle préparée depuis le début du siècle pour modifier la composition démographique du pays".

Des propos qualifiés de "racistes" par de nombreux Tunisiens, venus manifester en nombre à Tunis. "A bas le fascisme, la Tunisie est une terre africaine", "Solidarité avec les migrants sans papiers" ou encore "Président de la honte présente tes excuses", scandaient les protestataires dont des artistes, des militants de droits humains et des représentants de la société civile.

"Je m'adresse à mes frères et sœurs subsahariens et subsahariennes, je m'adresse aux gens qu'on a privé de parole, je vous dis: "courage !" La Tunisie n'est pas un pays comme on l'a présentée, la Tunisie est un pays d'accueil. N'ayez pas peur, nous sommes avec vous", a crié, devant la foule, Saadia Mosbah, présidente de l'association antiraciste Mnemty, très active dans la défense de la minorité noire de Tunisie.

Des artistes tunisiens, à l’instar de l’actrice Amira Chebli, ont également tenus à apporter leur soutien indéfectible aux populations venues d’Afrique subsaharienne.

Condamnation ferme par l'Union africaine

De son côté, l’Union africaine a vivement condamné les propos de Kaïs Saïed et appelé ses États membres à "s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes". Le ministère tunisien des Affaires étrangères a rejeté samedi "des accusations sans fondement".

Dans un communiqué publié vendredi, le président de la commission de l'Union africaine, Moussa Faki Mahamat, "condamne fermement les déclarations choquantes faites par les autorités tunisiennes contre des compatriotes africains, qui vont à l'encontre de la lettre et de l'esprit de notre Organisation et de nos principes fondateurs".

Il a souhaité rappeler "à tous les pays, en particulier aux Etats membres de l'UA, qu'ils doivent honorer les obligations qui leur incombent en vertu du droit international (...), à savoir traiter tous les migrants avec dignité, d'où qu'ils viennent, s'abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes, et accorder la priorité à leur sécurité et à leurs droits fondamentaux".

Dans un autre communiqué rendu public vendredi, l'ambassade du Mali en Tunisie a dit suivre "avec la plus grande préoccupation la situation des Maliens" dans le pays. Évoquant "des moments très inquiétants", elle a appelé ses ressortissants "au calme et à la vigilance" et invité "ceux qui le souhaitent à s'inscrire pour un retour volontaire".

Fuite des ressortissants venus d'Afrique subsaharienne

Dans la foulée du discours, plusieurs médias ont signalé l’arrestation d’au moins 300 ressortissants subsahariens dont des enfants et des étudiants dans plusieurs villes tunisiennes entre le 14 et le 16 février. Dans ce contexte, plusieurs ressortissants africains ont dénoncé des agressions et des expulsions de leurs logements.

"Nous voulons rentrer au pays", explique Constant venu tôt à l'ambassade de Côte d'Ivoire en Tunisie pour se faire rapatrier, rapporte le correspondant de l’AFP sur place. Pendant deux heures, un ballet incessant de taxis dépose des dizaines de personnes venues dans l'espoir qu'Abidjan organise au plus vite des vols retour. Un couple, expulsé de son logement, a déposé des baluchons et des valises à même le trottoir.

Trois jeunes femmes descendent d'une voiture conduite par une élégante Tunisienne. Sous couvert d'anonymat, elle confie à l'AFP que "ce sont des employées de son salon d'esthétique depuis deux ans" qu'elle a accompagnées pour s'inscrire pour quitter la Tunisie "où elles ne se sentent plus en sécurité".

Pour Aboubacar Dobe, directeur de la Radio Libre Francophone, un média communautaire africain, "c'est évident qu'il y a une différence entre avant et après le discours" du président Saied. "Quand c'était juste le Parti nationaliste tunisien (ouvertement raciste, NDLR) ou les réseaux sociaux, les gens se disaient que l'Etat allait les protéger mais maintenant ils se sentent abandonnés", explique M. Dobe, disant être lui-même l'objet de menaces téléphoniques.

Constant, sans travail depuis six mois, a formé un groupe WhatsApp de migrants voulant rentrer. Beaucoup d'entre eux dénoncent ces dernières nuits des incendies au pied d'immeubles ou des tentatives d'intrusion chez des compatriotes à Tunis et à Sfax, ville d'où partent régulièrement vers l'Europe des dizaines de migrants en situation irrégulière. "Les bailleurs (propriétaires) nous mettent dehors, on nous frappe, on nous maltraite. Pour plus de sécurité, on préfère venir à notre ambassade s'inscrire pour rentrer", confie Wilfrid Badia, 34 ans, qui vivote de petits boulots depuis 6 ans.

Pour Hosni Maati, avocat au barreau de Paris, qui assiste l'Association des Ivoiriens de Tunisie, "depuis le discours du président, les gens se lâchent complètement". La situation d'illégalité de beaucoup de Subsahariens n'est pas nouvelle mais avant les autorités "fermaient les yeux", explique-t-il. Ce qui permettait à certains "d'exploiter" des travailleurs à bas coût, à côté d'"employeurs de bonne foi qui affrontent des méandres administratifs" rendant difficile toute régularisation.

Les arrestations ont débuté il y a deux semaines et ont concerné jusqu'à 400 personnes, pour la plupart libérées depuis, selon des ONG et témoignages. "On ne règle pas une situation aussi complexe avec un discours et des arrestations à tout va", plaide l'avocat franco-tunisien.

Jean Bedel Gnabli, vice-président du Comité des leaders subsahariens, fait état d'une "psychose au sein de la communauté" qui inclut aussi des Sénégalais, Guinéens, Congolais ou Comoriens, qui "se sont sentis livrés à la vindicte populaire".

Illustration d'un climat de panique: l'Association des étudiants subsahariens AESAT leur recommande depuis mercredi "de ne plus sortir même pour aller en cours jusqu'à ce que les autorités assurent notre protection effective face à ces dérapages et agressions". M. Gnabli, qui représente aussi les Ivoiriens de Tunisie, est convaincu que face à l'afflux d'inscriptions à l'ambassade, Abidjan organisera des vols de rapatriement pour ramener ceux qui le souhaitent.

En attendant, il lance un appel aux autorités tunisiennes pour "assurer leur sécurité" et à la population pour "les traiter dignement" et ne pas les jeter à la rue quand ils ne peuvent pas payer leur loyer. A 20 km au nord de Tunis, dans le quartier de Bhar Lazreg, les salons de coiffure et restaurants africains informels créés ces dernières années ont baissé les rideaux définitivement, des façades colorées ont disparu sous une peinture blanche. Aucune trace non plus de la garderie où des bénévoles s'occupaient depuis cinq ans d'une soixantaine d’enfants.

Interrogé par Anadolu Agency, Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES, organisation non-gouvernementale spécialisée entre autres dans la situation des immigrés), a estimé qu'il y a une "exagération" du nombre d'immigrés irréguliers en provenance des pays d'Afrique subsaharienne en Tunisie "pour essayer de créer une menace inexistante". Réfutant la validité d'une estimation reprise en écho par les médias tunisiens, depuis quelques mois, Ben Amor a déclaré que "parler de 700 000 immigrants d'Afrique subsaharienne est un chiffre incorrect".

Ce chiffre, selon Ben Amor, "ignore les chiffres de l'Institut national de la statistique (gouvernemental) de 2021, qui est une institution officielle de l'État, et parle uniquement de 21 000 immigrés d'Afrique subsaharienne en Tunisie, incluant les réfugiés, les demandeurs d'asile et les étudiants.

L’activiste de la FTDES a souligné qu' "il y a ceux qui essaient d’exagérer les données numériques (concernant les immigrés) dans le but de créer une menace inexistante en premier lieu". Il fait part de sa déception et de son inquiétude quant à ce discours politique. "Nous sommes déçus par ce discours, et nous sommes très indignés par son contenu fait d’expressions discriminatoires qui relèvent de la stigmatisation, et même de la discrimination raciale envers les immigrés d'Afrique subsaharienne".

TRT Français et agences