Au terme d’un été caniculaire, le soudain refroidissement qui frappe la France et de nombreux pays d’Europe risque de susciter l’un des débats les plus passionnés : la question des énergies fossiles.

Traditionnellement important fournisseur des États de l’Union Européenne de pétrole et surtout de gaz et de charbon, la Russie fait face à des sanctions économiques. Se passer de ces énergies est un important défi pour les Européens, car si des alternatives existent, aucune ne donne pleinement satisfaction. En creux, ces débats rappellent l’importance d’une certaine indépendance énergétique, essentielle à la sécurité des pays d’Europe.

Une Union Européenne en situation de dépendance

Les énergies fossiles représentent plus de deux tiers du mix énergétique global de l’Union Européenne (36% pour le pétrole, 22 % pour le gaz, 11% pour le charbon). Bien que certains États-membres en soient producteurs, le pétrole provient majoritairement des importations. Au vu des lourdes infrastructures requises pour les échanges énergétiques, les fournisseurs sont essentiellement des pays voisins.

Deux autres sources d’énergie sont en théorie porteuses d’indépendance pour les Européens : l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables. Elles ont l’avantage d’être faiblement polluantes, voire pas du tout, et d’être produites localement, sans dépendre donc de fournisseurs étrangers. Cependant, elles ne pèsent que 13% (pour le nucléaire) et 15,5% (pour les énergies renouvelables) du mix énergétique européen, soit moins d’un tiers de la production totale. Elles peuvent donc servir d’appui à une politique d’indépendance énergétique, mais ne peuvent pour le moment en constituer le cœur.

L’offensive russe en Ukraine a reposé la question de la dépendance européenne à l’égard des énergies fossiles produites par son grand voisin de l’Est. En effet, la Russie fournit près de la moitié des importations de gaz et de charbon et du quart des importations de pétrole de l’Union Européenne, ce qui en fait son premier partenaire énergétique. Les oléoducs et gazoducs russes irriguent le réseau européen à travers trois grandes voies de passage : l’Ukraine, au centre ; la mer Baltique, au nord, avec les projets dit "North Stream" à destination de l’Allemagne ; et la mer Noire, au sud, à
travers notamment le gazoduc "Turk Stream", qui fait de la Turquie une plaque tournante énergétique vers l’Europe du sud. La Norvège est pour sa part le second fournisseur de l’Union Européenne en énergies fossiles, mais à une échelle bien moindre : elle représente environ 20% des achats en gaz et 18% des achats en pétrole.

Or, il est d’usage pour Moscou d’utiliser l’arme énergétique à des fins géopolitiques. Dans les années 2000, déjà, les coupures d’énergie à destination de l’Ukraine devaient sanctionner un pays soupçonné de pencher un peu trop envers l’Occident. Dans cette situation, la dépendance des Européens à l’égard des énergies fossiles russes n’est pas seulement une menace pour leur souveraineté économique, mais également une entrave à leur capacité à agir sur le terrain géopolitique. Faute d’une politique visant à sortir de cette situation, ils se sont retrouvés au printemps 2022 dans une posture délicate, prenant brutalement conscience des difficultés à se passer de cet encombrant fournisseur.

La difficile quête de fournisseurs alternatifs

Si le pétrole russe ne constitue que 25% des importations de l’Union Européenne (ce qui fait tout de même de Moscou son premier fournisseur), c’est une portion qu’il apparaît difficile de remplacer à court terme. En effet, le cumul des stocks de l’Agence internationale de l’énergie, des réserves inutilisées de l’OPEP (en admettant que les pays membres acceptent de les débloquer) et de la production possible de l’Iran et du Venezuela (dans l’hypothèse d’un accord permettant de rétablir leurs relations commerciales avec l’Occident) ne représente que les trois quarts des exportations russes globales. Il semble donc possible de remplacer celles-ci en partie, mais cela suppose des conditions politiques et économiques particulièrement favorables.

La question du remplacement des fournitures de gaz est autrement plus sensible. Á partir de 2018, la Russie avait tendance à augmenter ses exportations de GNL, tandis que la production européenne était au contraire en diminution. La dépendance européenne à l’égard des exportations russes s’en est trouvée accentuée . Aussi l’adoption des sanctions a-t-elle conduit à chercher en urgence des solutions de remplacement. En réalité, les alternatives au GNL russe au sein de l’Union Européenne ou bien à ses frontières sont relativement limitées.

Parmi les États-membres, les Pays-Bas ou la Roumanie pourraient en théorie augmenter leur production, mais ils se heurtent à des difficultés politiques : l’exploitation de leurs réserves de gaz soulève en effet des problématique sécuritaires, juridiques et écologiques.


Parmi les fournisseurs externes frontaliers de l’espace européen, trois se détachent plus nettement : la Norvège, au nord ; l’Azerbaïdjan, à l’est ; l’Algérie, au sud. Toutefois, ces alternatives paraissent également limitées, tant au niveau des volumes fournis que de l’exportation vers l’espace européen. Il convient tout d’abord de noter qu’au mieux, ces trois États pourraient fournir un volume supplémentaire cumulé de 10 milliards de mètres cubes, ce qui constitue à peine 10% du volume de gaz russe que les Européens cherchent à remplacer. Or, ce chiffre est valable dans le cas où ces trois fournisseurs exporteraient à leur maximum. Si l’achat de gaz norvégien ne devrait pas poser de difficultés, les pistes algérienne et azerbaïdjanaise paraissent plus précaires. L’Algérie connait depuis plusieurs années de sérieux troubles politiques, qui menacent sa stabilité. Le pouvoir en place pourrait être tenté de fournir l’énergie en priorité à son développement intérieur, plutôt que de l’exporter. Quant à l’Azerbaïdjan, de loin le plus gros producteur potentiel parmi ces trois alternatives, il n’est pas relié directement aux réseaux européens. L’exportation de son gaz nécessiterait de passer, soit par la Russie, ce qui n’est concevable, soit par la Turquie, ce qui mettrait l’Union Européenne dans une situation de dépendance vis-à-vis d’Ankara. De plus, les tensions actuelles entre Arméniens et Azerbaïdjanais pourraient décourager les Européens d’intensifier leurs relations énergétiques avec Bakou.


Enfin, des fournisseurs plus lointains pourraient être envisagés, les États-Unis étant en bonne position pour jouer ce rôle. Mais là encore, cette solution ne semble pas optimale pour les Européens. En effet, le transport de GNL sur de longues distances augmente mécaniquement son coût d’achat, et ferait donc grimper la facture énergétique de manière significative. De plus, l’ensemble des volumes fournis par ces producteurs externes ne semble pas pouvoir excéder 40 milliards de mètres cubes, soit même pas la moitié du volume russe.

Il semble en revanche que la question du remplacement des stocks de charbon soit moins épineuse : contrairement au gaz et au pétrole, il s’agit en effet d’une source d’énergie facile à déplacer et à exporter. De ce fait, il est parfaitement possible de s’approvisionner auprès de fournisseurs lointains. Plusieurs États européens ont d’ailleurs d’ores et déjà réussi à diversifier leurs approvisionnements pour acquérir des stocks conséquents. Toutefois, le risque est alors de voir le charbon, source d’énergie particulièrement polluante, se présenter comme alternative au gaz, relativement plus « propre » en termes écologiques.

Vers des dissensions au sujet des solutions à adopter ?

Face à cette situation de stress énergétique, les membres de l’Union Européennes peinent à trouver un consensus. Ces difficultés s’expliquent mieux lorsque l’on observe la disparité de leurs situations. Alors que les États d’Europe centrale et orientale, notamment ceux qui n’ont pas accès aux énergies nucléaires ou hydrauliques (barrages), semblent particulièrement dépendants des fournitures russes, ceux d’Europe occidentale subissent bien moins cette pression. L’Espagne, par exemple, est directement raccordée au réseau des gazoducs algériens, tout en recevant du GNL en provenance des États-Unis. En plus des disparités géographiques, la nature du mix énergétique de chaque pays crée des situations différenciées. De façon générale, les États ayant accès à l’énergie nucléaire, ou à d’autres sources non-fossiles, comme l’hydraulique (barrages), sont bien moins dépendants des exportations russes. Par exemple, le gaz ne représente que 15% du mix énergétique français, le nucléaire étant sa première source, à plus de 40%. Dans ce contexte, l’indépendance énergétique de la France est beaucoup plus grande que celle de l’Allemagne, qui a renoncé à l’énergie nucléaire au cours des années 2010.

Á terme, la diversité de ces situations pourrait entrainer des tensions relatives à la politique à adopter vis-à-vis de la Russie. Parmi les États les plus dépendants vis-à-vis des énergies fossiles russes, comme la Hongrie par exemple, la tentation existe de diminuer le niveau des sanctions, ou de chercher à les contourner. Á l’inverse, pour les pays disposant d’un large accès aux énergies non-fossiles, la marge de manœuvre est plus élevée ; mais ceux-ci pourraient alors se voir demander, par les autres États-membres, de contribuer à l’effort général en redistribuant leur manne énergétique. Il n’est donc pas certain que dans cette situation d’urgence, pouvant mener à des pénuries dès l’hiver, la cohésion européenne demeure solide.

Faute de politiques antérieures coordonnées et efficaces, l’Union Européenne se retrouve aujourd’hui en situation de devoir accéder d’urgence à davantage d’indépendance énergétique. Sur le court terme, les solutions qu’elle peut rechercher ne sont donc qu’imparfaites. Diversifier ses fournisseurs ne règle pas totalement le problème, car cela ne supprime pas les difficultés liées à la dépendance : la réduction des envois de gaz algérien vers l’Espagne lors de la crise qui a opposé les deux pays en 2021-2022 a parfaitement illustré cette limite. De plus, même en supposant que toutes les conditions politiques à l’ouverture de nouveaux partenariats soient réunies, ceux-ci ne peuvent que partiellement remplacer le fournisseur russe. Reste l’option de d’exploiter les hydrocarbures de schiste, d’en importer des États-Unis, et d’augmenter la part du charbon dans le mix énergétique, avec toutefois des conséquences déplorables en termes environnementaux.

C’est pourquoi un travail de long terme est nécessaire en parallèle pour permettre aux Européens de ne plus se retrouver dans une situation similaire. Certes, la diversification des partenaires, en explorant notamment les voies d’exportation de la Méditerranée Orientale, mérite d’être considérée. Mais il faut surtout accéder à une production énergétique locale, permettant aux Européens d’être plus autonomes, dans le respect des normes environnementales. Cette politique passe
nécessairement par une coopération entre les États-membres dans la recherche
sur des secteurs non-polluants, le nucléaire d’une part, les énergies renouvelables d’autre part.

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