Gaz russe, l’UE rattrapée par la réalité (Reuters)

Après l’émotion déclenchée par la guerre en Ukraine, l’âpreté de l’hiver à venir va-t-il changer la donne ? En matière de gaz, la question est d’une actualité brûlante. Expert en sécurité énergétique, Francis Ghilès est chercheur au centre des relations internationales de Barcelone (Espagne).

L'indépendance gazière de l'Europe passe-t-elle par la Méditerranée ? Avec 155 milliards de m3 de gaz importés par l'Union européenne (soit 45% de ses importations), la Russie en est son principal fournisseur. Une dépendance à laquelle
"les Européens sont en train de mettre fin du fait de la politique de sanctions" amorcée au lendemain du lancement des opérations russes en Ukraine, le 24 février 2022. Et qui marque, un changement de paradigme, subi et donc impréparé, révélateur, en creux, du morcellement stratégique qui caractérise l’Europe. "Cette situation oblige les Européens à prendre leurs responsabilités", souligne F.Ghilès.

L’union des Européens à l’épreuve du gaz russe

"Nous avions délocalisé l’essentiel de notre production industrielle en Chine, notre sécurité énergétique en Russie et notre sécurité tout court aux Etats-Unis"a-t-il ajouté.

Sur le volet industriel, les exemples sont pléthores. La crise du Covid en 2020 avait jeté la lumière sur la production du paracétamol. La France, à travers les groupes pharmaceutiques Sanofi et Upsa, procédaient jusqu’ici au reconditionnement du principe actif de ce médicament importé d’Asie. Plus globalement, la dépendance de la France vis-à-vis de la Chine a été multipliée par 10 entre 1995 et 2014, selon une étude du CEPII, organisme public dédié à l’étude et à la recherche en économie
internationale.

Pas étonnant qu’Emmanuel Macron déploie depuis la fin de son premier mandat, un arsenal pour réindustrialiser la France. D’abord un plan de relance à 100 milliards d’euros. Le dispositif France 2030, ensuite. La crise du gaz vient visiblement ternir le tableau.

Annoncé en fin de mandat- quelques semaines avant le conflit en Ukraine-, l’impact de la guerre en Ukraine et des questions gazières fragilise forcément les ambitions du président français, lequel devra composer avec les contingences de ses alliés européens. Des contingences qui diffèrent d’un État à l’autre, fût-il membre de l’Union européenne (UE) ou non.

MidCat, hub ou nœud européen ?

Dernier exemple en date, les enjeux autour du gazoduc Midcat (Midi-Catalogne) reliant l’Espagne à la France et permettant de faire transiter du gaz algérien. Si l’affranchissement de l’UE au gaz russe passe par la Catalogne et les Pyrénées, la route vers le consensus est loin d’être bouclée.

Les oppositions sont nombreuses. Lancé en 2013 mais abandonné en 2019 par les régulateurs français et espagnols. Principales raisons invoquées, son impact écologique dénoncé par les écologistes et son faible intérêt économique. Mais les intérêts de 2019 ne sont plus ceux de 2020...Surtout quand l’Allemagne tape du poing sur la table.

La carte algérienne ?

Et dans l’urgence, certains sont prêts à s’asseoir sur les susceptibilités nationales. "On va aller chercher du gaz là où il y en a. On est contraint de rebattre les cartes", rappelle F. Ghilès. Et du gaz, l’Algérie en a. Mais, surtout des partenaires potentiels. À
commencer par l’Italie. En visite officielle, les 18 et 19 juillet derniers, Mario Draghi, alors Premier ministre italien, a scellé les rouages d’un partenariat déjà bien établi.

L'Algérie occupe depuis plusieurs mois la place de premier fournisseur en gaz de l'Italie. Si les relations espano-algériennes ont du plomb dans l’aile- du fait du soutien de Madrid au planmarocain sur le Sahara occidental- les liens avec le partenaire italien sont historiques. "Les Algériens trouvent les Italiens fiables sans parler de l’implication d’Enrico Mattei, premier président d’ENI. L’homme avait conseillé le GPRA (Gouvernement provisoire de la politique algérienne) sur le volet des hydrocarbures. De Gaulle voulant conserver une partie du Sahara...", pointe F. Ghilès.

Un nouveau monde (économique) est-il possible ?

Et si les dynamiques méditerranéennes sont l’œuvre naturelle de la géopolitique, la guerre en Ukraine pourrait replacer l’Afrique du nord et l’Afrique en général au cœur de son destin.

Comme l’analyse Francis Ghilès, un projet clé pourrait ressortir des cartons, le gazoduc transsaharien. Le 28 juillet à Alger, le ministre algérien de l’Énergie et des Mines, Mohamed Arkab et ses homologues du Nigeria, Timipre Sylva et du Niger, Mahamane Sani Mahamadou, ont formalisé les contours du projet de ce Trans-Saharian Gas-Pipeline (TSGP). Avec ses 4000 kilomètres, le TSGP devrait acheminer "des milliards de mètres cubes de gaz nigérian vers l’Algérie".

Conduit ensuite par le Transmed reliant la Tunisie à l’Italie mais aussi du GNL (gaz liquéfié), ce projet a été relancé du fait du marché gazier très tendu, résultat de la guerre en Ukraine. Une collaboration africaine qui replace les intérêts des pays au centre du jeu. Et, qui montre aussi comment les pays méditerranéens et/ou africains peuvent mener des grands projets stratégiques là où parfois on attend d’eux une
politique de bons sentiments. Les dernières déclarations d’Emmanuel Macron, en visite officielle au Cameroun, en sont une illustration. Le chef d’État avait évoqué "l’hypocrisie" en vogue sur le continent africain, peu amène à condamner la guerre en Ukraine.

Leadership turc

"Or, on ne fait pas de politique étrangère avec des bons sentiments", rappelle F. Ghilès. D’ailleurs, la façon dont la Turquie s’est imposée comme médiatrice du conflit russo-ukrainien abonde en ce sens. Si les critiques fusent en France contre R. Erdogan, l’accord sur les exportations céréalières signé le 22 juillet entre la Russie et l’Ukraine par l’entremise de la Turquie, devrait endiguer les craintes de famines et de
soulèvements dans le monde entier.

Actrice incontournable en Méditerranée, la Turquie, de par sa position géographique stratégique mais aussi son double ancrage dans l’Otan et dans sa relation affirmée avec la Russie- participe à la redéfinition géopolitique actuelle. "Les logiciels changent mais l’Europereste sur l’ancien", précise F. Ghilès. À ce titre, la Turquie pourrait incarner
cette bascule vers un nouvel ordre mondial. "Elle a affirmé un rôle autonome vis-à-vis de l’Otan et de l’Europe, ce qui ne plaît pas toujours aux Etats-Unis... ", renchérit F. Ghilès. N’en déplaise. La guerre en Ukraine rappelle à nouveau une vérité froide. Les rapports de force se font et se défont en fonction d’intérêts fluctuants.

En matière de politique étrangère, la maxime de Lord Palmerston, grand artisan de la politique étrangère britannique au 19e siècle, reste fort à-propos : "L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents. Elle n’a que des intérêts permanents". L’hiver à venir nous le rappellera sans doute.

TRT Francais