Des veillées en mémoire à Aaron Bushnell ont été observées à travers le monde, malgré le blackout médiatique.  (Others)

Un suicide en direct. Le 25 février, Aaron Bushnell, officier militaire américain, s’est immolé par le feu devant l’ambassade d’Israël à Washington. La vidéo de cet acte postée sur le réseau social Twitch ne laisse aucun doute sur ses intentions. Dénoncer la complicité de son pays dans le massacre des Palestiniens. Un geste extrême qu’il a exécuté en portant sa tenue de l'US air force.

Bien que retirée des plateformes numériques, la vidéo a fait le tour du monde et avec, le nom d’Aaron Bushnell, officier anonyme passé de trépas à postérité en quelques secondes. Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi avait connu le même destin en Tunisie. Une immolation suivie d’un décès, quinze jours plus tard.

La comparaison s’arrête là. Autant le malheureux marchand tunisien, accablé par l’administration tunisienne, avait connu une destinée médiatique mais surtout politique post-mortem, autant celle d’Aaron Bushnell paraît limitée. Devenue virale, le suicide du jeune officier frappe par la détermination et implicitement la préparation.

Alors qu’il se dirige vers l’ambassade d’Israël à Washington, Aaron Bushnell, dans un sang-froid déroutant, expose les motifs de son passage à l’acte face caméra: "Je ne serai plus complice d’un génocide. Je suis sur le point de m’engager dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens vivent en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas du tout extrême. C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal. Libérez la Palestine", déclare-t-il avant de s’asperger d’un liquide dont on saisit immédiatement la nature. Le message, pensé pour les réseaux sociaux, est diffusé en temps réel sur Twitch.

Si dans sa forme, la mort d’A.Bushnell rappelle celle de Mohamed Bouazizi le 4 janvier 2011, les différences sont loin d’être anodines.

D’abord parce qu’au-delà de la protestation, le geste de Mohamed Bouazizi- tout autant politique, d’ailleurs, que celui l’officier- relevait avant tout du désespoir, celle d’une jeunesse plongée dans chômage structurel et aux prises avec des autorités corrompues. Un geste de désespoir, spontané, consécutif à l’énième confiscation de la charrette que M. Bouazizi utilisait pour tenter de s’en sortir à travers une activité clandestine et informelle répandue dans les pays du Sud. Ce suicide, sujet tabou dans les sociétés musulmanes, avait fait éclater aux yeux du monde la grande détresse de cette jeunesse, lui donnant un visage, une histoire.

Une incarnation à laquelle les Occidentaux sont finalement peu habitués. Dans les sociétés européennes -et même auprès des enfants héritiers de l’immigration- les habitants du bled ont toujours été réduits à une sorte de groupe aux contours flous, des bricoleurs du désespoir, des héros de la débrouille, de la pauvreté même. Le visage de Bouazizi avait, alors, émergé comme celui d’une nouvelle figure, capable de renverser la table des conventions sociales, d’affronter des dirigeants et des dictateurs africains.

Il n’en fallait pas plus pour que la presse internationale s’empare de ce fait divers devenu flambeau du Printemps arabe. Dans l’Hexagone, moults articles sont, alors, dédiés à l’anti-héros tunisien jusqu’à la Une du Time en Grande-Bretagne. Une consécration posthume qui émeut autant qu’elle interroge. Fallait-il en arriver là pour porter un Maghrébin aux nues ? Eut-il été plus facile de prendre le parti de cette victime du régime autoritaire de Z. Ben Ali plutôt que celui d’un autre ?

La mort d’Aaron Bushnell éclaire la question. Le traitement médiatique de ce drame apporte même des réponses. En France, une petite poignée de titres a consacré un article à ce suicide: Libération, La Croix ou L’indépendant. Les chaînes d’information, d’habitude si promptes à relayer ce genre d’événements pour leur teneur sensationnaliste, se sont montrées très timorées. Comment, alors, expliquer cette retenue sans tomber dans l’accusation stérile d’une presse aveugle aux crimes d’Israël ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. L’acte de protestation, le suicide d’Aaron Bushnell tend un miroir à ceux qui refusent de regarder Israël dans les yeux. Surtout, ce miroir déjà tendu par Mohamed Bouazizi dans le passé ne reflète plus Ben Ali, ni même un autre dirigeant autoritaire, figure bien commode à dénoncer, critiquer, destituer. Non, il reflète un état dont le narratif repose sur une croyance : “la seule démocratie du Moyen-Orient”. Une démocratie parrainée par le camp occidental et sa presse, à commencer par la France. Dans ce silence médiatique français, dans cette aridité éditoriale, les médias français font peu honneur à la profession.

A l’étranger, la presse francophone africaine, notamment, a -comme on dit- “fait le job”, faisant jaillir une oasis, une respiration dans l’écrasement médiatique de la question palestinienne. Une fois encore le Sud global montre la voie. Non qu’il toise les médias français. Il toise ces effaceurs de faits.

Avec un peu de chance, ce non-traitement n’effacera pas le sacrifice politique d’Aaron Bushnell.

Dans une tribune, le chercheur Mathias Delori, établissait un parallèle entre la mort de l’officier américain et celle d’Irina Slavina -journaliste russe opposante de Vladimir Poutine- décédée dans les mêmes conditions, en 2020. Il rappelle, ainsi, que Le Monde jugeait nécessaire de consacrer trois articles à ce sacrifice et le quotidien de citer une personne, à ce propos : "le pire serait qu’elle soit morte pour rien". Rien rime, visiblement, avec impunité dans le cas de Bushnell.

TRT Francais