Kamel Ferjani: le festival de Carthage, une icône qui plie mais ne rompt jamais. (Others)

Que de stars et de troupes universelles ont défilé, depuis la fin des années 1960, sur la scène du prestigieux théâtre romain de Carthage dans le cadre de son festival international ; Ray Charles, Charles Aznavour, Myriam Makeba, Mikis Theodorakis, Warda, Sabah Fakhri, Georges Wassouf, le ballet Caracalla, le Bolchoï... Au point qu'y être invité était une consécration en soi, mise en exergue sur les cartes de visite.

Une descente inexorable...

Au fil des décennies et au gré des politiques, des moyens et des interventions de gens proches du pouvoir, beaucoup plus intéressés par le côté pécunier que par la culture, la manifestation a commencé à connaître des hauts et des bas, perdant de son aura et de sa constance dans la qualité qui faisait son prestige et son atout distinctif.

Après le 14 janvier 2011, une année où le festival a été transféré vers d'autres espaces plus maîtrisables sur le plan sécuritaire, les sessions se suivaient, souvent sans grand éclat, notamment par la volonté d'essayer de satisfaire le maximum des acteurs d'une scène culturelle en chamboulement et versant dans le "populisme", aucun gouvernement n'ayant la poigne ou le courage d'imposer le choix de la seule qualité. Les directeurs des différentes sessions se trouvaient ainsi dans l'obligation de mélanger avoine et ivraie pour faire taire le maximum des contestataires, prétextant souvent la nécessité d'offrir produit "à tous les goûts", au risque de noyer les quelques éclairs de leurs programmations dans des flots populistes et médiocres. La crise économique, la dévaluation du dinar, puis la pandémie du coronavirus qui a engendré l'annulation de la dernière édition, ont aggravé la situation du festival. Voilà les conditions et l'état dont a hérité Kamel Ferjani, nommé directeur de la 56e session, à quatre mois de son démarrage. Qu'a-t-il apporté de différent, quelle a été sa vision pour que le festival retrouve un tant soit peu son lustre? Voilà une partie des questions auxquelles il a bien voulu nous répondre, avec lucidité et franchise.

Les dilemmes temps et programme

Pour qui ne connaît pas Kamel Ferjani, il est universitaire-académicien en musicologie, doublé d'un compositeur, excellent luthiste de surcroît. Il a aussi dirigé les Journées musicales de Carthage.

Extrêmement correct, posé, calme, la voix constamment basse mais profonde, il dégage une assurance et une sérénité qui ne cachent pas son côté passionné d'homme d'action. C'est dans l'un des coquets petits théâtres de la majestueuse Cité de la culture où il a désormais, son bureau, qu'il nous a reçus, en milieu de matinée, bien que jusqu'à très tard, il fût la veille à Carthage.

C'est que, comme il dit, "on doit malmener un peu son sommeil pendant le festival. Chaque nuit, à la fin du spectacle, on s'attelle à préparer celui du lendemain, ce qui nous mène pas loin de 3 - 4 heures. Les matinées, ce sont les tâches administratives, les réunions, la logistique...pour être l'après-midi à Carthage, c'est à dire au théâtre. Et ainsi de suite". Et de continuer en nous répondant sur la reprise du festival et sur le déroulement de la 56e édition : "En tant qu'homme de musique et de culture, je ne peux que me féliciter qu'on subisse de moins en moins les effets du coronavirus et que la dynamique culturelle soit petit à petit en train de se réinstaller...d'aller crescendo. C'est exactement le cas du festival, dont les performances sont, à mi-parcours, de plus en plus probants. Près de 60 000 spectateurs et des rentrées conséquentes, ce qui est très positif pour les équilibres financiers, ce n'est pas mal pour une manifestation en post-convalescence. Pourtant, notre budget est en deçà de celui de 2019. Nous espérons que la deuxième partie sera encore meilleure". À propos des écueils et des problèmes qu'il aurait pu rencontrer, Kamel Ferjani dit que le principal handicap a été le facteur temps : "On ne peut préparer une session d'un festival aussi important que celui de Carthage, en quatre mois, surtout pour ce qui est de la programmation des grands noms de l'étranger, dont le calendrier est bouclé un an, voire deux ou trois, à l'avance. D'un autre côté, la prospection et l'étude des dossiers prennent beaucoup de temps. J'aurais aimé, sur un autre plan,qu'une belle production soit montée par Carthage pour l'ouverture ou la clôture de Carthage. Heureusement, on a eu le spectacle total d’Abdelhamid Bouchnaq, avec plein de vedettes de la chanson et du théâtre, qui a donné le ton à cette session".

Quant aux artistes tunisiens qui étaient programmés à l'édition annulée de l'année dernière et qui ont critiqué la non reconduction de leur participation, il répond que ce fut un dilemme en plus. "Ça aurait été un non-sens de reprendre la totalité de la programmation de l'édition qui n'a pu avoir lieu. D'abord parce qu'elle était conçue pour un nombre de spectateurs ne dépassant pas 30% de la capacité d'accueil du théâtre, alors que nous pouvons, cette session, l'exploiter à 100%. Ensuite, certaines propositions ne pouvaient pas s'insérer dans les choix et la vision que le comité d'organisation et moi-même avons établis. Enfin, il y a certains artistes qui se sont engagés dans d'autres projets. Malgré cela, nous n'avons pas voulu partir d'une nouvelle page blanche et je me suis concerté avec mon collègue Imed Laâlibi qui a veillé, en tant que directeur de l'édition annulée, à la conception de son contenu et nous avons pu en choisir plusieurs spectacles qui sont présents cette année, parce qu'ils vont avec les conditions actuelles. On ne pouvait, par ailleurs, occulter de belles nouvelles productions, récemment montées. Ceci sans parler de certains cas où il y avait conflit d'intérêts. Et croyez moi, je ne suis pas le seul concerné, car comme vous devez le savoir, je devais présenter, lors de la session annulée, ma nouvelle création", justifie Kamel Ferjani, en souriant

La concertation et l'espoir de la relance

Étant lui créateur et adepte d'une musique élaborée, dite savante, cela a-t-il influé sur ses choix? Catégorique, il affirme que dès sa nomination, il a enlevé sa casquette de producteur musical. "La preuve, vous avez tous les genres et pour toutes les catégories d'âge : classique et symphonique, traditionnel et néo traditionnel, jazz et pop music, spirituel et sacré... Je tenais à la variété des tendances, indépendamment de mes penchants, avec la qualité pour seule exigence et unique intransigeance. Je peux également vous dire que presque 50% des spectacles du programme sont inédits, dont 60% exclusifs à Carthage".

A propos de la vedette tunisienne établie en Egypte, Latifa Arfaoui, dont nous évoquons le rejet de sa demande de participation au festival cet été, il répond que non seulement son dernier concert était tout récent (2019), mais en plus seuls 522 billets avaient été vendus, soit même pas 7% de la capacité d'accueil du théâtre. "Certes, elle a proposé un méga-show, à sa charge, ce que nous avons accepté, en lui réservant une date. Sauf qu'elle a ensuite voulu des billets d'avion ou une troupe locale que nous lui assurerions, ainsi que d'autres exigences, ce qui n'était pas prévu dans notre budget", affirme-t-il. Et d'ajouter qu'elle peut toujours se produire à Carthage "puisque nous organiserons des soirées off, c'est-à-dire hors programme. Nous lui fournirons la scène, le son et les lumières, pas plus". En d'autres termes, ce sera à ses risques et périls.

Nous enchaînons en lui demandant s'il a eu les mains libres pour mettre à exécution sa vision; ce à quoi il répond sans hésitation : "si je l'avais voulu, j'aurais pu... Il se trouve que je crois à l'option démocratique, à l'échange et à la concertation. Pour moi, la liberté totale n'existe que parmi la faune animale de la jungle. J'ai un comité d'organisation avec lequel je me réunis et que je consulte à tout moment, grâce aux nouvelles technologies de la communication. Je crois au débat, à l'échange et aux arguments pour convaincre. Je ne suis pas de ceux qui imposent ou qui décident exclusivement, pour un festival aussi important et aux dimensions et aux aspects si complexes. D'ailleurs, je discute aussi avec le département de tutelle, surtout avec la ministre de la Culture qui échange avec nous des idées, prodigue des conseils et, le cas échéant, nous aplanit certains problèmes".

Des rapports modèles, semble-t-il, qui lui permettront d'avoir l'écoute de la responsable, puisque Kamel Ferjani compte présenter une évaluation complète de la 56è édition du festival de Carthage, avec des recommandations et des propositions susceptibles, selon lui, de redorer son blason et de mieux l'installer dans sa position de manifestation phare à l'échelle arabe, africaine, méditerranéenne et au-delà. "Ma conviction est que Carthage plie mais ne rompt pas. Pour cela, il faudrait, entre autres et surtout, que le festival soit doté, à l'image des grandes manifestations du monde, d'une autonomie administrative et financière, avec un noyau de comité directeur qui travaille à longueur d'année, avec une vision à court et à moyen termes, pour qu'il puisse lever des fonds et prévoir les spectacles de prestige qui faisaient la renommée de Carthage et ne pas se trouver contraint de parer au plus pressant et se contenter du disponible", nous a-t-il confié, en conclusion.

Wait and see...

Slah Grichi. Journaliste Ancien rédacteur en-chef principal du quotidien La Presse de Tunisie

AA