Sabotage des gazoducs Nord Stream/ Photo: AFP (AFP)

Des milliards sous la mer

Lorsque le 26 septembre 2022 quatre énormes fuites de gaz précédées d'explosions sous-marines se produisent à quelques heures d'intervalle sur Nord Stream 1 et 2, conduites reliant la Russie à l'Allemagne et acheminant l'essentiel du gaz russe vers l'Europe, c'est la stupéfaction.

A cette époque, Moscou a cessé de livrer du gaz via Nord Stream 1, sur fond de bras de fer énergétique avec les pays européens qui soutiennent l'Ukraine.

Quant au gazoduc jumeau Nord Stream 2, pomme de discorde entre Berlin et Washington depuis de nombreuses années, sa construction s'est achevée fin 2021. Il n'est jamais entré en service.

Une infrastructure valant des milliards d'euros gît au fond de la mer. Les fuites étaient toutes dans les eaux internationales, au large de l'île danoise de Bornholm et des côtes du sud de la Suède.

Des enquêteurs très discrets

Aucune des trois enquêtes judiciaires lancées séparément par l'Allemagne, la Suède et le Danemark n'a encore abouti.

La "principale hypothèse est qu'un État est derrière" le sabotage, a affirmé en avril le procureur suédois Mats Ljungqvist, ajoutant que ses auteurs savaient "très bien qu'ils laisseraient des traces".

Le parquet général allemand assure qu'il "n'est actuellement pas possible de faire des déclarations fiables" sur l'identité et les motivations des auteurs, ni "sur la question d'un soutien étatique".

"Soit il n'y a vraiment pas de piste assez bonne, soit c'est politiquement sensible", commente Christian Mölling, un expert du Conseil allemand des relations extérieures (DGPA).

Mercredi, le procureur suédois Mats Ljungqvist s'est toutefois situé "dans la phase finale de l'enquête", espérant pouvoir rendre une "décision" d'ici 2024.

Un feuilleton médiatique

Des expéditions de reconstitution, certaines avec des drones sous-marins, des experts, d'anciens agents secrets et des pistes qui mènent de Varsovie à la Crimée en passant par la Moldavie : des médias d'investigation tentent d'élucider les ressorts d'une opération techniquement très complexe.

Début mars, le New York Times a affirmé, sur la base d'informations consultées par le renseignement américain, qu'un "groupe pro-ukrainien" serait à l'origine du sabotage, mais sans implication du président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Au même moment, le parquet allemand avait annoncé enquêter sur un bateau soupçonné d'avoir acheminé les explosifs.

Suivant cette piste, les médias allemands Spiegel et ZDF sont allés jusqu'à louer ce voilier de 15 mètres de long, l'"Andromède", pour reconstituer le périple qu'un équipage ukrainien constitué de cinq hommes et une femme, selon eux, aurait effectué du port allemand de Rostock jusqu'au large de l'île danoise de Bornholm.

Cité par le Spiegel, un ancien officier de renseignement de la marine britannique soupçonne lui un navire scientifique russe, le Sibiriakov, tandis que le quotidien danois Information a montré du doigt le SS-750, autre navire russe spécialisé dans les opérations sous-marines et présent dans la zone peu avant les explosions.

Les spéculations continuent

Tant l'Ukraine que la Russie ou les Etats-Unis ont vigoureusement démenti toute implication.

En juin, plusieurs médias ont affirmé que les services de renseignements militaires néerlandais avaient averti la CIA d'un projet ukrainien de faire sauter le gazoduc.

Les fuites provenant des services secrets "ne sont qu'une pièce du puzzle", tempère Christian Mölling. "Il y a aussi des personnes vivant en Ukraine qui pourraient travailler pour les services secrets russes".

Une implication de l'Ukraine serait très délicate à gérer pour les alliés occidentaux de Kiev.

Pour Andreas Umland, analyste au centre d'études sur l'Europe de l'Est de Stockholm, un scénario impliquant la Russie est "le plus probable".

Comme Moscou avait coupé les flux vers l'Europe en représailles présumées des sanctions occidentales, un sabotage a pu permettre de "faire d'une pierre deux coups", estime M. Umland.

D'une part débarrasser Gazprom, actionnaire majoritaire des gazoducs, des demandes de dédommagement de ses clients en invoquant un cas de "force majeure". D'autre part, poursuit l'expert, faire porter le soupçon sur Kiev et "détruire la réputation de l'Ukraine".

Fortement dépendant du gaz russe avant le conflit, Berlin a dû le remplacer au pas de course par d'autres fournisseurs, au prix d'une envolée des coûts de l'énergie dans la première économie européenne.

AFP