Retraites: pourquoi Emmanuel Macron s’entête ? / Photo: DPA (DPA)

C’est probablement la réforme la plus impopulaire, celle que dans le jargon certains politiciens appellent "la réforme des réformes". La réforme que les gouvernements de droite qui se sont succédé ces dernières années se transmettent en héritage comme un challenge initiatique. A l’instar d’Emmanuel Macron, ils sont plusieurs à avoir souhaité inscrire "la réforme des retraites" sur leur biographie, mais peu d’entre eux ont réussi. Et c’est peut-être ce défi qui fait camper l’exécutif sur ses positions, alors que des millions de manifestants dans la rue lui disent non. Pourtant, ils étaient au moins 2 millions dans les rues françaises les semaines dernières, selon les syndicats, et plusieurs milliers à faire grève depuis l’annonce de cette réforme du gouvernement Borne.

"Il existe encore dans la macronie ce petit fantasme sarkozien selon lequel une réforme passée, malgré plus d’un million de manifestants à chaque défilé, serait une preuve de courage et de ténacité politique", explique l’éditorialiste Thomas Legrand dans les colonnes du journal Libération, estimant que, sur la réforme des retraites, "Macron a déjà perdu". Car une des raisons pour lesquelles le président refuse de reculer, c’est en partie parce qu’il pense que l’Histoire le présentera comme le président courageux qui a su mettre en place les réformes dont le pays avait besoin. Une des raisons pour lesquelles il avait tenté de faire passer ses éléments de langage “en catimini”, en invitant des éditorialistes à déjeuner à l’Élysée.

Pas tellement pour convaincre l’opinion publique qu’il savait déjà hostile à sa réforme, mais plutôt pour laisser des traces positives derrière son nom dans les archives journalistiques.

Pourtant, à l’ère des réseaux sociaux, ce n’est pas sa ténacité qui ressort face à cette réforme mais plutôt son cynisme. Alors qu’une ancienne vidéo est réapparue ces dernières semaines, où on peut l’entendre tenir ces propos : "Franchement ce serait assez hypocrite de décaler l’âge légal, je veux dire quand aujourd’hui on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté et qu’on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans". On a du mal à y croire, pourtant cette phrase, c’est bel et bien Emmanuel Macron, président français qui l’avait prononcée en 2019 lors d’une interview repartagée des milliers de fois sur Twitter. Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron parlait alors de réforme hypocrite : "Alors on va dire non non, maintenant faut aller jusqu’à 64 ans. Y’en a qui ne savent plus comment faire après 55 ans les gens vous disent, c’est plus bon pour vous, c’est ça la réalité, c’est le combat qu’on mène, faut mener ce combat avant d’aller expliquer aux gens, mes bons amis travaillez plus longtemps. Ce serait hypocrite", ajoutait-il avec le ton bien affirmé que lui connaissent les Français."C’est ça la réalité de notre pays", affirmait-il alors.

Mais si les réseaux sociaux sont friands de ces vidéos démontrant l’hypocrisie et les retournements de vestes des politiciens, peu d’internautes semblent en réalité surpris par cette énième volte-face du président. Quelques semaines avant, c’était les propos de l’une de ses secrétaires d’Etat, Marlène Schiappa, qui avaient été épinglés pour changement brutal de camp politique. "Les gens veulent partir à la retraite avant de mourir de fatigue au travail, et si possible être assez bien payés pour ne pas aller balayer le McDo alors qu'ils marchent avec une canne", lançait-elle en 2010.

Mais si Emmanuel Macron s’entête aujourd’hui, c’est parce qu’il pense savoir à travers l’histoire des mobilisations que c’est sur le long terme qu’il faut miser et que les mouvements s’essoufflent vite. À l’Élysée, on sait combien il est difficile de maintenir une telle mobilisation dans la durée, sans salaire. Comme l’a rappelé la députée de l’opposition Clémentine Autain, sur le plateau de LCI: "Il faut comprendre aussi que lorsqu'on a deux millions de personnes dans la rue, alors que la majeure partie de la population subit la dureté de la vie, ce n'est pas rien. Il faudrait que le gouvernement l'entende, mais lui, par cynisme, espère que ça rende, du coup, plus difficile la mobilisation. Et, par ailleurs, comme le gouvernement n'arrête pas d'expliquer qu'il ne bougera rien, perdre un jour de salaire face à un gouvernement entêté, c'est plus compliqué", déplorant "un calcul encore une fois très cynique" de l’exécutif.

Pourtant ce n’est pas toujours le cas, parfois, la mobilisation ne s’essouffle pas. Alain Juppé qui avait tenté en 1995 d’allonger la durée de cotisation a dû céder face à l’une des mobilisations les plus importantes dans le pays. Au moins deux millions de personnes s'étaient rendues aux manifestations selon les syndicats, suivies de l’une des plus longues et plus dures grèves que la France ait connues. Ce gouvernement, sous la présidence de Chirac, finira par accepter l’avis majoritaire de la population et abandonnera sa réforme sur les régimes spéciaux des retraites.

S’il insiste autant c’est aussi et surtout pour prouver à l’Union européenne qu’il compte bien faire des économies et réduire la dette publique comme l’exige Bruxelles. En effet, comme le précise le site “touteleurope.ue", en juin 2019, la Commission européenne avertissait de nouveau la France sur son niveau élevé de dette publique. Notant qu’un projet de loi réformant le système de retraite serait bientôt présenté par le gouvernement français d’Edouard Philippe, elle estimait qu’une telle mesure visant à uniformiser plus de 40 régimes différents “pourrait aider à alléger la dette publique à moyen terme et réduire ainsi les risques pesant sur sa soutenabilité”. Dans ses conclusions, elle recommandait ainsi “que la France s’attache, en 2019 et 2020 […] à réformer le système de retraite pour uniformiser progressivement les règles des différents régimes de retraite, en vue de renforcer l’équité et la soutenabilité de ces régimes”. L’âge de départ à la retraite ne faisait quant à lui l’objet d’aucune mention.

Les opposants à cette réforme réfutent l’argument financier et estiment qu’il existe de nombreux autres moyens de financer les retraites, sans passer par une réforme. Parmi eux, celui de la taxation des superprofits, la lutte contre la fraude fiscale qui coûte chaque année entre 20 et 26 milliards. Par ailleurs, selon le bilan du syndicat Solidaires-finances publiques, les réformes de suppression d’impôts aux entreprises (comme la flat tax ou l’impôt sur les sociétés) et aux très riches (comme l’ISF) représentent un manque à gagner dans les caisses publiques de 60 milliards d’euros chaque année.

D’autant que si aujourd’hui, une majorité de la population refuse cette réforme, ce n’est pas par "paresse" comme le qualifient certains commentateurs, mais parce qu’elle estime que ce système de retraite qu’on lui impose est injuste, et risque d’accentuer les inégalités et la précarité.

Un argument confirmé par Karl Gustaf-Scherman, responsable de la Sécurité sociale suédoise qui avait porté la réforme des retraites dans son pays il y a une vingtaine d’années. Il expliquait au micro de BFMTV qu’il regrettait ce choix, et conseillait au président français de ne surtout pas suivre ce modèle. "Beaucoup de gens qui pourraient travailler jusqu’à 65 ans ne le font pas. Parce qu’ils pensent que c’est suffisant", indique Karl Gustaf-Scherman. Dans son pays, malgré le recul de l'âge légal de départ à la retraite à 65 ans, la population s'arrête en moyenne de travailler vers 62 ans, estimant que leurs corps ne suivent plus. Résultats ? Ils se retrouvent avec une pension bien inférieure à celle qu’ils auraient dû avoir, ce qui augmente la précarité des seniors. "Nous n’aidons pas ceux qui en ont besoin", affirme-t-il, enjoignant Macron à ne surtout pas suivre le modèle suédois. Reste à voir s’il va suivre ce conseil.

TRT Francais