Frederic Farah - Essayiste et économiste, enseignant chercheur à l'Université Paris 1 (Others)

Pouvez-vous nous résumer brièvement de façon pédagogique ce qu’il se passe en ce moment avec l'économie européenne ?

Pour comprendre, il faut regarder deux choses en économie ; l’offre et la demande. L’offre c’est ceux qui produisent et ceux qui fournissent des biens. Et la demande c’est nous, les individus, mais aussi dans la demande, il y a à la fois pour un pays, les exportations, et aussi les investissements.

Alors en quoi la situation actuelle affecte négativement l’offre et en quoi elle affecte négativement la demande ? Elle affecte négativement l’offre tout d’abord par l’augmentation des coûts de production. Les coûts de production aujourd'hui en Europe sont en train de d’augmenter considérablement puisqu’en un an, la facture énergétique pour tout le monde a augmenté de 400 milliards. Les matières premières sont moins nombreuses donc elles coûtent plus cher. L’électricité, l’énergie, le gaz augmente pour tout le monde y compris les entreprises. Certaines entreprises ont les marges nécessaires, c’est à dire le profit nécessaire pour pouvoir absorber une partie de ces coûts. Mais d’autres qui sont plus petites, n’y arrivent pas, donc ça leur coûte beaucoup plus cher. Cette augmentation des coûts de production va venir se répercuter dans le prix de la vente.

Comment on en arrive à ces niveaux d’inflation ?

Quand les prix augmentent plus vite parce que les coûts de production augmentent plus vite, ça crée un phénomène d’inflation soutenue. C’est à dire une progression cumulée auto- entretenue des prix qui fait que vous répercutez une partie de ce que ça vous a coûté sur le prix. Si ça vous a coûté de plus en plus cher eh bien évidemment, il y a une part que le consommateur va payer. Donc aujourd’hui qu’est-ce qu'on voit en Europe ? On voit un surcoût énergétique qui est significatif surtout pour les pays qui dépendent le plus du gaz en tant que tel comme l’Allemagne, comme l’Italie qui sont dans la dépendance du gaz russe. Et donc là, évidemment, les coûts de production vont augmenter.

Dans le cas de la France, le dernier bulletin de l’Insee nous dit que l’investissement se tient. Mais en même temps, aujourd’hui on observe en Europe le fait que le moral des entreprises, la perspective des entreprises s’assombrie. C’est à dire qu’ils sont un peu incertains. On n’est pas arrivé à la situation de la crise. Parce qu’en économie, ce qu’on appelle une récession de nature technique, c’est lorsqu’au bout de deux trimestres votre PIB varie négativement.

D’autre part, ce qui entraîne un surcoût en Europe c’est que le dollar, (même si là ça s’est rétabli), s’est un peu apprécié par rapport à l’euro. Quand l’euro recule par rapport au dollar, pour les coûts de production ce n'est pas une bonne nouvelle, puisque si vous importez des matières premières en dollar comme le gaz, le pétrole ça vous coûte plus cher.

Donc là vous avez le coût de production, le taux de change, et qu’est ce qui se passe quand vous avez vos coûts de production qui augmentent ? Vos prix augmentent. Votre compétitivité va se dégrader. La compétitivité pour une entreprise c’est sa capacité à maintenir ses parts de marché, ses clients. Soit par ses prix, parce que c’est moins cher donc elle peut vendre des biens à moins cher que ses concurrents.

Soit par la qualité de ses produits parce que son marketing est meilleur, soit parce que la différentiation des produits est meilleure etc. Donc si ces coûts de production augmentent pour les entreprises européennes, évidemment leur compétitivité, c’est à dire leur capacité à garder des clients ou à en avoir en plus, et bien elle se dégrade inévitablement. Donc on est dans une situation qui est problématique.

La France essaye de maintenir l’inflation par rapport à ses voisins européens mais quelles seront les conséquences ?

En France, aujourd’hui on voit dans l’une des dernières notes de l’Insee, le PIB tient encore la route ; l’Italie dit que cette année elle aura une progression du PIB de 3,9% dans le dernier document qu’elle a envoyé à la Commission européenne le 24 novembre, donc si vous voulez pour l’instant on est dans une fibrillation. C’est à dire que ça tremble, c’est incertain, on tient encore la route mais y’a des fragilités du fait de l’augmentation des coûts de production, qui, effectivement, font que les perspectives de croissance baissent. Alors dans le cas de la France évidemment c'est amorti par le fait que l’inflation en France est une fausse inflation. Comme l’Etat fait un bouclier tarifaire, s’il ne faisait pas de bouclier tarifaire, ou s’il ne faisait plus de ristourne à la pompe, ou si on réduisait les ristournes à la pompe par exemple, les prix auraient augmenté beaucoup plus et là on aurait vu l’inflation beaucoup plus forte. Donc pourquoi l’inflation est moindre en France, parce que l’Etat français joue sur les prix. En faisant en sorte que ce qui affecte, que ce soit une partie des entreprises ou une partie des ménages, soit moins violent.

Combien de temps peut tenir ce système- ?

Eh bien ça va dépendre de l’Etat. Si vous voulez, c’est ce qu’on appelle la socialisation des pertes. On a pris un choc de 3 points de PIB en France en terme de choc énergétique. Qui va payer la facture ? Si c’était que nous, bah ça pue parce qu’on n’a pas le budget pour tenir 3 points de PIB. C’est une somme considérable. Si c’est que les entreprises, et bien les entreprises elles vont être plombées, donc ce n’est pas bon pour les entreprises non plus. Donc l’Etat qu’est-ce qu’il fait ? Au moyen d’un endettement qui progresse plus ou moins rapidement, il dit "bon c’est moi qui vais prendre la facture pour partie". Mais si finalement les ristournes sur l’essence se réduisent, parce qu’il ne peut plus les tenir, s’il arrête de faire le bouclier tarifaire ou il le cible, ou en réduit la portée, et bien évidemment les prix vont repartir à la hausse, et sérieusement.

On est dans une situation où ça ne peut pas se réorienter à la baisse tout de suite. Donc ça voudrait dire que la facture sera beaucoup plus grande. Et comme l’Etat se dit, "ouille tout ça me coute très cher, il faut que je fasse des économies", mais comme il ne veut pas changer sa fiscalité pour les plus favorisés en France, et il ne veut pas réduire le montant des subventions aux entreprises, il dit ‘oh j’ai trouvé un endroit pour faire des économies à 4 milliards l’année : c’est l’assurance chômage, c’est génial !’ Donc je vais faire des économies là.

Je vais faire en sorte de raconter une histoire comme quoi il faut remettre ces braves chômeurs au travail, je vais faire une réduction en réduisant leurs droits et je récupère de ce côté-là. Ensuite je vais faire une réforme des retraites, ça va me permettre de faire des économies et ainsi de suite. Comme lui aussi doit payer la facture, et bien il fait sa tambouille. Et sa tambouille, il se dit qu’il va la faire dans le social.

Finalement on est dans une crise sociale sans être "officiellement" dans une crise économique ?

La crise financière en économie elle a quatre têtes. La première tête ça peut être une crise bancaire, c’est les banques qui se cassent la gueule. Ça peut être une crise boursière, ça peut être une crise de change, ça veut dire qu’elle perd sa valeur d’un coup, et enfin la crise des dettes souveraines, c’est à dire que l’Etat fait défaut sur sa dette. Pour l’instant on n'est pas là, les marchés tiennent et font en sorte que la Banque centrale européenne aurait peur qu’il y ait une crise à ce niveau-là, parce qu’on s’ajouterai de la crise économique à la crise financière.

Le paysage en Europe est en train de s’assombrir, les entreprises tiennent encore la route mais les perspectives de croissance sont en train de baisser. Et à ça s’ajoute le fait que vous n’arrivez pas à trouver les réponses européennes satisfaisantes par exemple sur l’énergie. On se rencontre tous les 4 matins mais on ne s’entend jamais sur quoique ce soit. On essaye de faire des trucs mais personne n’est jamais d’accord. On n'a pas de grand plan de soutien européen. Il y a le risque du chacun pour soi. On le voit. L’Allemagne, la France, l’Italie personne ne s’entend dans cette affaire. Quand vous avez une organisation et des politiques économiques qui ne sont pas les bonnes, vous avez une banque centrale qui veut remonter les taux d’intérêts pour contenir l’inflation, évidemment le crédit est plus cher. En rendant le crédit plus cher elle risque de réduire la consommation et les investissements, donc vous avez plein de voyants au rouge qui peuvent vous dire que l’offre, la demande, les conditions de financement réunis sont les conditions, peut-être, pour aller tout droit vers un tassement de la croissance, ou pire à l’horizon 2023 : une crise.

On voit se multiplier les pénuries, pénuries de médicaments, ça c’est pour les produits mais en France on a également une pénurie de personnel soignant, pénurie de professeurs, pénurie de chauffeurs, c'est lié à la crise ?

Depuis des années on construit une économie qui est totalement vulnérable et instable. Tant qu’il n’y a pas de crise, on fait celui qui met la tête de l’autruche dans le sable et qui veut pas voir. Depuis des années du fait de la financiarisation de nos économies, du fait d’un mauvais partage de la richesse, du fait que l’euro pousse à la baisse des salaires, des tas de professions sont appauvries et déclassées. Les infirmiers, les professeurs, les agents RATP. En fait, toutes ces fonctions qui permettent simplement que la société tienne debout, tout simplement. On a besoin d’être soigné, on a besoin d’être éduqué, on a besoin d’être transporté, on a besoin aussi de logistique etc. Pendant des années on a mis au pain sec ces braves gens. Et quand je dis des années, ce n’est pas un an, ce n’est pas deux ans, c’est trois ou quatre décennies. Un professeur en 1980 était à deux fois et demi le smic, aujourd’hui il est à 1,1 fois le SMIC donc il a vu son pouvoir d’achat baisser. Et ce deal si vous voulez il pouvait fonctionner de manière scandaleuse tant que la progression des prix restait contenue. Le seul endroit où il y a eu une inflation de malade qui se déroulait un peu partout en Europe mais qu’on ne voulait pas trop regarder, c’était l’immobilier. Si vous prenez les loyers à Paris entre 2000 et 2022, c’est +74% d’augmentation. Donc si ça ce n’est pas de l'inflation qu’est-ce que c’est ?

Les prix de l'énergie avant même la crise énergétique du fait du marché énergétique européen de 2002 à nos jours ça avait augmenté de 70%. On n’a pas attendu la crise russo-ukrainienne pour que ça arrive. Tant que les prix progressaient plus faiblement, ce mauvais deal pouvait encore faire passer la pilule. Mais à partir du moment où le deal ne marche plus parce que vous retrouvez des niveaux d'inflation. Par exemple en France que vous n’aviez pas connu depuis 1985; vous vous dites, comment je vais aller, si j’habite dans une ville moyenne ou dans une grande ville, je vais aller faire des professions déclassées, risquées, compliquées, sans perspectives, aujourd’hui?

Résultat des courses, on voit bien qu’aujourd'hui imaginez-vous ? Vous êtes jeune prof certifié, Paris Lyon etc, vous commencez votre carrière vous êtes à 1600 / 1700 euros; ce salaire là quand à Paris vous avez un studio à peu près décent qui commence à 900 euros, vous êtes une personne seule ? Et avec un pass navigo qui va vous coûter plus de 1000 euros à l’année et vous n’avez pas encore mangé et vous ne vous êtes pas encore habillé. Donc là vous pouvez circuler, habiter mais bientôt creuser de faim et pas pouvoir vous vêtir. Résultat des courses on voit une société qui craque. Et comme on dit faut pas trop augmenter les salaires parce que sinon ça va augmenter l’inflation. Et bien on compte sur une espèce de sens du devoir, de générosité des gens. C’est la folie en fait tout ça. Ça fait quatre décennie qu’on met à l'os des professions. L’économie telle qu’elle a été pensée depuis quatre décennies, avec le marché unique et la croyance dans la mondialisation, ça n’a fabriqué que de la vulnérabilité. C’est tout.

Ce serait quoi les solutions pour sortir de cette crise ?

Premièrement, soit on s’entend avec nos partenaires européens, soit on va expliquer qu’on va faire une Europe à la carte c'est à dire qu’avec ceux qui peuvent s’entendre. L’usine à gaz à 27 il faut arrêter. Il faut faire une Europe à géométrie variable absolument. Parce que sinon les peuples vont dire finalement "l’Europe ça marche plus et ça ne nous aide pas". Soit on prend les choses sérieusement soit on arrête les négociations débiles qui mènent nulle part.

Deuxièmement, si on a vraiment des gouvernements un peu solides, on doit reconstituer de manière urgente des monopoles intégrés de l’énergie du transport, des télécommunications, c’est à dire que l’Etat doit cette fois-ci reprendre en main les choses et réorienter la production par lui- même et faire en sorte de ne pas attendre du marché le secours qui ne viendra pas.

Troisièmement, il faut arrêter de produire des médicaments des machins à l’autre bout du monde il faut déconcentrer les chaines de valeur, c'est à dire les chaines de production de manière régionale.

Quatrièmement, il faudrait limiter la libre circulation des capitaux, ça crée des spéculations, regardez bien en Angleterre, maintenant qui est l’arbitre des gouvernements anglais ? Ce n’est pas les Anglais, ce sont les marchés financiers qui, pour la première fois de l'histoire, ont réussi ce coup de force non démocratique de faire démissionner une Première ministre ! Ce n'est plus l'opinion publique qui compte ce sont les agences de notation...

Si on ne remet pas en cause les fondamentaux de l’économie tels qu’on les a conduits depuis quatre décennies, on place les sociétés européennes dans une vulnérabilité terrible qui va être payée par le plus grand nombre et après tout le monde va prendre des airs en disant, "oulala les populistes arrivent, oulala qu’est-ce qu’il se passe dans ce pays".

Ça n'est pas très rassurant, qu’est-ce que ça présage ?

Moi j’appelle ça la parabole du Titanic. Quand le Titanic avait coulé on avait dit, "nan mais c’est bizarre, ce truc il était super balèze". En 1h49 il s’est cassé la gueule, le Sénat américain a fait des enquêtes pour comprendre pourquoi le Titanic s’est cassé la gueule et on s’est rendu compte que le navire était bourré de défauts techniques. S’il n’avait pas pris l’iceberg dans la tête, personne n’aurait rien vu il aurait continué à aller et venir et puis un jour on l’aurait jeté. Sauf que dès le premier voyage il prend l’iceberg et l’iceberg révèle tous les défauts. Eh bien là c’est la même chose. On a fabriqué des économies qui sont bourrées de défauts et de fragilité, tant que vous n’avez pas le covid, vous ne voyez pas. Tant que vous n’avez pas la crise russo-ukrainienne, vous ne voyez pas. Ça arrive et là on se rend compte que c’est un truc qui ne va pas. Donc aujourd’hui effectivement il faut ré-inverser la vapeur et ça, ça ne peut pas se faire comme ça. Si vous n’avez pas la classe politique ou les hommes politiques qui vont avec, c’est mort.

En tant qu’économiste, vous êtes inquiet pour l’avenir ?

Je dirais avec le poète turc Nâzim Hikmet « être captif n'est pas la question, il s’agit de ne pas se rendre ! » Je crois qu’il n’a pas tort fondamentalement, moi je suis sceptique, je suis inquiet et ce que vous posez comme question est fondamental puisque la vraie crise de nos sociétés c’est la crise de l’avenir. Et la fonction du politique c’est la mise en scène de l’avenir. Et nos sociétés, toutes se sont fondées sur la croyance dans l'avenir, c’est à dire que demain sera meilleur qu’hier et en fait c’est ça qui affecte nos sociétés contemporaines. La conviction que demain ne sera finalement pas meilleur qu’hier alors que nous vivons tous avec ces idées. Nos parents, ce qu’ils veulent c’est que nous vivions mieux qu’eux. Et nos sociétés, au lieu de se penser comme un ensemble de projet, n’arrêtent plus que de se penser comme un ensemble de risque voilà où est le problème.

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