Crise migratoire: l’aveuglement européen / Photo: Reuters (Reuters)

"La France n’accueillera pas de migrants qui viennent de Lampedusa". Dans une interview accordée au JT de 20h de TF1, ce mardi 20 septembre, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur est apparu frontal. La veille, il était à Rome pour un entretien avec son homologue italien. Depuis le lundi 10 septembre, plus de 10 000 personnes (ONU), ont débarqué sur l’île de Lampedusa, porte d’accès à l’Europe, depuis la Méditerranée centrale. Une arrivée massive de migrants expliquée par la proximité avec l’Afrique. L’île étant située à 150 kilomètres des côtes tunisiennes. Également, dû, conditions météorologiques clémentes et donc propices aux traversées maritimes. Résultat, sur place, la tension est rapidement d’un cran. Saturé le centre d’accueil de l’île et ses 400 places ont mis en lumière l’inadéquation des moyens face à la congestion induite par les 199 embarcations de fortunes des arrivants. L’état d’urgence a, d’ailleurs, été déclaré par la localité. Venu délivrer un message de "fermeté", à la demande du président Macron, G.Darmanin a proposé l’aide de la France pour "aider" l’Italie à "tenir sa frontière extérieure". Une aide précieuse. Un vœu pieu, probablement.

Crise italienne

Depuis le gouvernement de Giorgia Meloni, qui avait fait de la lutte contre l’immigration illégale, un combat existentiel, ne décolère pas. A la tribune de l’assemblée générale des Nations Unies, mercredi 20 septembre, G.Meloni a appelé à "une guerre sans merci contre les passeurs", qualifiés "de marchands d’esclaves du troisième millénaire". Des mots forts qui masquent mal les 2000 morts en mer dénombrés en 2023 contre 1000 morts l’an dernier. Jérôme Tubiana, chargé de plaidoyer pour Médecins sans frontières, incombe cette hausse "aux entraves" des autorités italiennes durant les sauvetages en Méditerranée. Un nombre qui s’inscrit dans la longue des victimes de la migration en mer. Depuis 2015, plus de 25 000 personnes ont péri en Méditerranée ou dans l’Atlantique en tentant de rejoindre l’Europe. Les données de Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes.

Double-discours

Au-delà du discours de Meloni à l’ONU, c’est la gêne qui prédomine.

Lorsque sa coalition d’extrême-droite, emmenée par Fratelli d’Italia et La Ligue de Matteo Salvini, remporte les élections législatives en septembre 2022, Giorgia Meloni affiche une détermination sans faille. L’idée d’un blocus naval avait émergé comme solution à la lutte contre l’immigration clandestine. En août 2022, elle déclarait : "La seule façon d'arrêter l'immigration clandestine est le blocus maritime, c'est-à-dire une mission européenne en accord avec les autorités nord-africaines. Il n'y a que comme ça qu'on pourra mettre un terme aux départs illégaux vers l'Italie et à la tragédie des morts en mer", avait-elle déclaré. Une mesure jugée floue relevant de la communication. Puis, l’idée de hotspots en dehors de l’Union européenne, espèce de zones de transit où les dossiers de migrants seraient analysés... Là encore, la cheffe du gouvernement sera rattrapée par la complexité du sujet. Et la réalité de la politique. En matière de flux migratoires, les fréquentes crises l’ont montré. Les migrants n’ont rien à perdre. Surtout, un discours de fer ne suffit pas à contrôler ses frontières.

La Tunisie, cœur névralgique de la crise

A tel point que fin juillet, G.Meloni invitait les dirigeants méditerranéens à Rome pour lutter contre l’immigration, soutenir les réfugiés et accompagner l’Afrique dans son développement. A commencer par la Tunisie, premier pays d’où partent les migrants clandestins. Situé à 150 kilomètres de Lampedusa, le pays nord-africain et en proie à une vague de xénophobie, concentre tous les regards côté Europe. Conscient de la position centrale de la Tunisie pour endiguer ces flux de migrants, un partenariat a été signé le 16 juillet dernier entre l’Union européenne et ce pays. Ursula Von Der Leyen, présidente de la commission européenne, Kaïs Saïd, président tunisien et Giorgia Meloni se sont entendus autour d’un "partenariat stratégique complet". Une aide de 105 millions d’euros pour lutter contre le phénomène et une enveloppe budgétaire de 150 millions d’euros.

Les mauvais choix européens

Une approche "irresponsable" selon Catherine Wihtol de Wenden, politologue, spécialiste des questions migratoires au CNRS. "Confier la lutte contre l’immigration à la Tunisie dans le contexte économique mais aussi identitaire qu’elle connaît est totalement irresponsable", tempête-t-elle. Et la directrice de recherche de pointer l’inconséquence d’Ursula Von Der Leyen "allée signer ce partenariat en Tunisie" qui externalise un problème que l’Europe ne parvient pas à résoudre. "Finalement, on fait une délégation de compétences à l’ensemble des pays proches de la Méditerranée alors que le vrai problème, c’est le manque de solidarités des pays européens", souligne-t-elle. Une situation sur le fil pour la Tunisie où les vagues de xénophobie à l’égard des migrants sub-sahariens tutoient une situation socialement explosive pour les Tunisiens. Éreintée par une inflation culminant à 10%, un chômage à 15% et une croissance en berne (moins de 3%), le pays étouffe tandis que Kaïs Saïed se refuse à se tourner le FMI et ses 1,9 milliards d’euros d’aides, invoquant la souveraineté nationale. Un risque d’effondrement économique et social redouté par l’UE, également, impatiente de voir la Tunisie empêcher les départs de ressortissants ou de sub-sahariens.

Construire une vision

A voir les données pour la semaine écoulée, les chiffres des entrées irrégulières en Europe en 2023 risquent de dépasser ceux de 2022. Selon Frontex, 330 000 entrées clandestines ont été enregistrées. Sans la Libye, certes autoritaire de Mouammar Kadhafi, qui jouait le rôle de tampon, la Tunisie se retrouve au premier plan. "C’était un régime très militarisé tenu d’une main de fer mais depuis sa mort, les côtes sont livrées aux passeurs et au chaos", rappelle C. Wihtol de Wenden. Pour la politologue, "le double discours de Meloni est patent". Surtout, il illustre, en creux, l’aveuglement des Européens. "Nous avons besoin de main d’œuvre, dans les métiers du CARE, qui accepte de travailler aux tarifs proposés. Cette immigration est nécessaire pour contribuer à la croissance de la population. Ce ne sont pas les politiques identitaires qui masqueront cette réalité". Un constat largement appuyé par les études scientifiques sur la question. "Fermer les frontières ne dissuadera pas ces migrants de venir. Dire le contraire, c’est prendre l’opinion publique pour une imbécile".

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