Il y a cinq ans, le vendredi 22 février 2019, des milliers, voire des millions d’Algériens sont sortis, spontanément, dans les rues des grandes villes du pays pour s’opposer à la perspective d’un 5ème mandat pour Abdelaziz Bouteflika (AFP) (Others)

Par Ali Boukhlef à Alger

Alger grouille de monde en ce 20 février 2024. Comme tous les jours, la capitale algérienne vit au rythme du vacarme quotidien des Algérois qui profitent d’un temps particulièrement doux en cette période hivernale malgré des nuages qui annoncent des pluies imminentes. Face aux passants, pressés ou flânant le long de la Rue Didouche-Mourad au cœur de la capitale algérienne, Mohamed et Karim sirotent un café sur la terrasse d’un des nombreux snacks de la célèbre place Maurice-Audin. Ils revoient ensemble les images des manifestations populaires qui ont marqué l’Algérie il y a de cela cinq ans. Mais "aujourd’hui, il ne reste plus rien" de ces marées humaines qui ont poussé l’ancien président Abdelaziz Bouteflika à la démission le 12 avril 2019.

Il y a cinq ans, le vendredi 22 février 2019, l’impensable arriva : des milliers, voire des millions d’Algériens sont sortis, spontanément, dans les rues des grandes villes du pays pour s’opposer à la perspective d’un 5ème mandat pour l’ancien président, Abdelaziz Bouteflika. Agé alors de 82 ans, atteint d’une aphasie, il se présente à nouveau aux élections présidentielles. Face à cette décision, perçue comme une humiliation, les Algériens ont dit "stop".

C’était le début d’un cycle de manifestations qui s’est poursuivi bien au-delà du départ de Abdelaziz Bouteflika, mort en septembre 2021, en élargissant le spectre des revendications qui exigeaient "le départ du système" et l’avènement d’un "régime politique réellement démocratique".

Les manifestations se sont poursuivies jusqu'en 2021. Elles ont été stoppées par l’avènement du Covid-19 et les restrictions imposées par les autorités qui ont estimé qu’après l’élection présidentielle qui avait porté au pouvoir le président Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019, il n’y avait plus de raison de manifester. «C’était une lutte entre deux visions politiques : l’une voulait suivre la voie constitutionnelle en organisant un processus électoral et l’autre qui revendiquait une période de transition", se souvient Hakim Bougherara, professeur de sciences politiques à l’Université d’Alger qui estime que "le Hirak a atteint son premier objectif, celui d’empêcher un cinquième mandat et l’effondrement de la République extraite ainsi des griffes et des manipulations» des anciens proches du président déchu. Cette "fracture" au sein du Mouvement populaire s’est élargie avec le temps, les autorités estimant que les tenants d’une "période de transition" sont des "radicaux" qui "veulent mener le pays vers le chaos". Les opposants, eux, accusent le chef de l’Etat et son entourage de "vouloir pérenniser" l’ancien régime.

Cinq ans après ces manifestations historiques, le bilan est contrasté. Du côté des autorités, on estime que "le pays est sorti du danger" grâce "aux réformes" engagées depuis l’arrivée de Abdelmadjid Tebboune au pouvoir. Lors de son discours-bilan prononcé fin décembre dernier, le chef de l’Etat a ainsi rappelé qu’il avait révisé la constitution, organisé des élections législatives et municipales et remis de la stabilité dans le pays. Il reconnaît la persistance de "résistances" qu’il attribue aux "résidus" de l’ancien régime qu’il promet de "combattre sans relâche". Tebboune et ses partisans lancent constamment des appels au "renforcement du front intérieur" pour "faire face aux dangers extérieurs".

En face, les oppositions dénoncent des "arrestations" parmi les activistes et "une fermeture des espaces politiques et médiatiques", comme l’a souligné le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD, opposition laïque) lors d’un récent communiqué. "Cinq ans après le début du Hirak (…), la situation s’aggrave de plus en plus. Le pouvoir est dans la même logique et oeuvre à maintenir le même régime à tout prix, à travers la répression sous toutes ses formes pour faire taire toute voix libre et discordante, instrumentalisant l’appareil sécuritaire et judiciaire", constate Abdeouhab Fersaoui, militant connu du Hirak et ancien président de RAJ (Rassemblement-action-jeunesse), une ONG aujourd’hui dissoute par les autorités après son activisme dans le mouvement de protestation. En somme, «beaucoup reste à faire", résume Hakim Bougherara qui cite "l’ouverture du champ politique, l’agrément de nouveaux partis politiques et le règlement des problèmes socio-économiques" parmi les chantiers inachevés.

Le cinquième anniversaire du Hirak intervient alors que l’Algérie s’apprête à organiser des élections présidentielles en décembre prochain. Certains partis politiques estiment déjà que les "jeux sont faits" et que les autorités veulent "fermer le jeu" à un moment où le débat est étrangement absent, tandis que d’autres militants et activistes estiment qu’il est temps de "passer à de nouvelles formes" de lutte. Nombreux sont les opposants qui appellent à une participation au prochain scrutin. C’est le cas de Abdelkrim Zeghileche, emprisonné à plusieurs reprises ces dernières années pour ses activités militantes, qui a choisi d’intégrer un parti politique, l’Union pour le changement et le progrès (UCP, opposition laïque) et appelle les oppositions à présenter un "candidat unique" face au prétendant du pouvoir. Cet appel est partagé par Belkacem Sahli, président de l’Alliance nationale républicaine (ANR, parti républicain d’opposition modérée) qui appelle "les démocrates à présenter un candidat commun à la présidentielle". "Il faut amorcer un véritable processus du changement démocratique, pacifique, apaisé et négocié du système actuel avec la participation de toutes les forces démocratiques pour aller vers un régime réellement démocratique, seul rempart aux menaces et seule alternative valable", propose, pour sa part, Abdelouhab Fersaoui. En face, le président du Sénat, Salah Goudjil, appelle le président Abdelmadjid Tebboune à "se présenter à un second mandat" présidentiel, conformément à la Constitution qui limite le nombre de mandats à deux.

En attendant, pour de nombreux Algériens, en particulier les jeunes, les manifestations du Hirak demeurent un “moment historique”, gravé dans la mémoire collective pour les années à venir.