Benyamin Netanyahou, Premier ministre d'Israël et Narendra Modī, Premier ministre de l'Inde / Photo: AA (AA)

Dans la mêlée de la guerre à Gaza, une info est presque passée inaperçue : la condamnation à mort par la justice qatarie de huit anciens officiers de la marine indienne pour espionnage au profit d’Israël. Une sentence qui a été commuée par la suite, en réponse aux requêtes du gouvernement indien qui se garde, à l’instar des services de renseignements israéliens, de contester la motivation du jugement.

Pourtant, Delhi est fortement dépendante de Doha pour assurer son approvisionnement en gaz naturel, d’autant plus que le Qatar abrite plus de 800 mille ressortissants indiens, ce qui en dit long sur le niveau de collaboration stratégique désormais atteint entre l’Inde et Israël.

Nous sommes bien loin de l’époque où le Mahatma Gandhi écrivait sur les colonnes de Harijan, l’organe du mouvement d’émancipation des Intouchables en Inde : "La Palestine appartient aux Arabes au même titre que l’Angleterre appartient aux Anglais ou la France aux Français".

Les signes de ce revirement ne manquaient pas, pour autant. Lorsqu’en mai 2021, une cour israélienne décide d’expulser des familles palestiniennes de leurs maisons à Jérusalem-Est pour y loger des colons, il s’en est suivi une escalade de tensions qui a viré à la guerre ouverte. Les évènements du "Cheikh Jarrah" n’étaient, en définitive, qu’un épisode tristement familier du conflit israélo-palestinien, mais ce qui fait sa particularité, c’est la réaction mitigée de l’Inde.

Dérogeant aux décennies de soutien aux droits du peuple palestiniens dans les arènes internationales, l’Inde s’est étrangement abstenue lors du vote d’une résolution appelant le Conseil des droits de l’Homme à créer une commission permanente pour investiguer les violations graves dans les territoires palestiniens occupés.

L’époque des grands principes

A travers sa propre genèse dans la lutte contre le colonialisme, l’histoire même de l’Inde moderne lui permettait d’asseoir son approche de la question palestinienne sur une compréhension profonde de sa complexité et ses origines. Une vision qui trouve son expression la plus éloquente dans une déclaration faite il y a 85 ans par Jawaharlal Nehru, l’un des pères fondateurs de l’Inde moderne, dans la foulée de la révolte arabe contre le mandat britannique en Palestine : "le problème de la Palestine est essentiellement de nature nationaliste ; il s’agit de la lutte d’un peuple pour l’indépendance contre le contrôle impérialiste et l’exploitation. Ce n’est nullement une question raciale ou religieuse.”

Une profession de foi qui, exprimée aujourd’hui, aurait valu à Nehru l’ostracisme occidental et l’opprobre de ses médias tout-puissants. Le contexte mondial de l’époque, marqué par les décolonisations en masse, autorisait ce précurseur du tiers-mondisme à dire : "La Palestine n’est pas une terre inoccupée et prête à être colonisée par des étrangers. Elle était bel et bien habitée et entièrement peuplée avec peu d’espace disponible pour des colons venus d’ailleurs. Est-il surprenant que les Arabes s’opposent à cette intrusion ? Une opposition qui s’est d’autant plus accentuée lorsqu’ils ont constaté que l’objectif de l’impérialisme britannique était de transformer le problème entre Arabes et Juifs en un obstacle permanent empêchant leur indépendance. Nous avons nous-même, en Inde, fait l’expérience de pareils obstacles érigés par l’impérialisme britannique sur la voie de notre liberté."

Au nom du pragmatisme

Autres temps, autres mœurs… et autre attitude.. Quelques heures à peine après les évènements du 7 octobre, le Premier ministre indien, Narendra Modi, a été le premier à réagir, condamnant les "attaques terroristes" et exprimant la solidarité du peuple indien avec Israël "en ce moment difficile".

Le parti Bharatiya Janata (BJP) au pouvoir a, ensuite, publié sur son compte X une vidéo où les attaques de Hamas sont comparées aux attentats terroristes commis en Inde entre 2004 et 2014. Donnant ainsi la cadence, une avalanche de messages aux retombées politiques locales a, alors, envahi le réseau social X, dans lesquels les dirigeants du parti ont fait la promotion de hashtags comme #IslamIsTheProblem.

Des "journalistes" à la déontologie douteuse se sont tenus prêts pour amplifier les fausses nouvelles, tel ce fervent adepte du BJP qui a trouvé dans les évènements du 7 octobre l’occasion de promouvoir son profil sur les médias sociaux. Aditya Raj Kaul était derrière le buzz funeste selon lequel les combattants palestiniens auraient, de sang-froid, massacré une femme israélienne enceinte, reprenant, à cet effet, les détails d’un acte perpétré par les milices pro-israéliennes dans les camps de Sabra et Chatila à Beyrouth en 1982 et documenté par la journaliste américaine Janet Lee Stevens. L’intox avait remporté des millions de vues.

La validité de cette nouvelle tendance est mise en question par l’héritière de la dynastie Gandhi, l’une des rares à tenir encore tête au chef de l’exécutif de "la plus grande démocratie du monde". Sonia Gandhi, la dirigeante du parti du Congrès, principal parti d’opposition à l’idéologie de la suprématie hindoue du BJP, s’est exprimée en ces termes, le 30 octobre dernier : "le Premier ministre n’a mentionné à aucun moment les droits des Palestiniens dans sa déclaration initiale où il a manifesté sa solidarité totale avec Israël", ajoutant que son parti était "fermement opposé à l’abstention de l’Inde lors [du vote] de la résolution [du cessez-le-feu] dans l’Assemblée générale des Nations unies."

L’une des journalistes les plus respectées du pays, Nirupama Subramanian, a dénoncé l’amalgame entretenu par la propagande du parti au pouvoir entre la situation en Palestine et les épisodes de violence perpétrée pour la plupart dans les régions frontalières et revendiqués par des groupes séparatistes.

"Pourvoyeurs de propagande"

En 2017, Mohammed Zubair a cofondé Alt News, un site web indépendant dédié à la lutte contre "l'épidémie apparemment incontrôlable des fake news" en Inde. Quelques heures seulement après les attaques du Hamas, ce fact-checkeur basé à Bangalore a découvert une vidéo sur X annonçant que les Palestiniens avaient abattu quatre hélicoptères israéliens à Gaza. Féru de jeux électroniques lui-même, cet ingénieur informaticien n’a eu aucun mal à reconnaître des scènes tirées du jeu vidéo de simulation Arma.

Des fake news, il en a souvent vues, mais la guerre de Gaza a porté la désinformation à des niveaux industriels, témoigne-t-il. Pour ne mentionner que quelques "gros bobards" qu’il a débusqués : la vidéo d’une décapitation par un cartel mexicain de la drogue a été partagée comme une attaque contre des citoyens israéliens, des images d'un enterrement mis en scène en Jordanie pour contourner un confinement durant la pandémie du Covid-19 ont été présentées comme une simulation de décès à Gaza, et bien d’autres…

Data à l’appui, Zubair affirme qu’environ deux-tiers de la désinformation sur la guerre à Gaza provient de la droite hindoue, qu’il considère comme "l'un des plus redoutables pourvoyeurs de propagande au monde".

Sa machine de désinformation traite la guerre entre Israël et le Hamas comme un simple spectacle divertissant se déroulant quelque part au loin et comme une aubaine pour son agenda islamophobe, atteste l’équipe Alt News. Il va sans dire qu’avec l'avènement des médias sociaux tels que Facebook et X, et des applications de messagerie comme WhatsApp, la droite hindoue dispose d’outils puissants pour affaiblir la presse traditionnelle et finir par la submerger.

Le dispositif de communication dont elle jouit est vaste et organisé, explique Zoubair. Une "armée numérique" comptant des dizaines de milliers de personnes engagées dans une reconstruction narrative pour le public indien, indépendamment de la véracité des faits. En 2018, lors d’un conclave du BJP portant sur les médias sociaux, Amit Shah, alors président du parti et ministre de l’Intérieur, se vantait : "Nous pourrions rendre n'importe quel message viral, qu'il soit doux ou amer, vrai ou faux."

Un déni d’histoire ?

Alors que les nationalistes hindous sillonnaient les rues des grandes villes et organisaient des rassemblements en faveur d'Israël, les manifestants pro-palestiniens étaient arrêtés et malmenés dans les États gouvernés par la droite. Un état de faits qui marque un retournement spectaculaire dans un pays historiquement favorable à la cause palestinienne.

Pourtant depuis son indépendance, New Delhi était resté un allié indéfectible à la cause palestinienne. En 1975, l'Inde a été le premier pays non arabe à reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine comme représentant légitime du peuple palestinien et a reçu en grandes pompes son leader charismatique, Yasser Arafat, au moment où il était encore fiché en Occident comme terroriste invétéré.

La fin de la guerre froide a inauguré l'ère de l'économie de marché pour l’Inde et a entraîné un réchauffement de ses relations avec les États-Unis. Soudoyé et encouragé à s’ancrer définitivement dans le camp occidental, ce géant asiatique s’est prestement intégré dans le giron d’Israël et ses alliés depuis l’établissement de liens diplomatiques avec l’État hébreu en 1992.

L’ultranationalisme hindou se vautre, désormais, dans une supercherie historique selon laquelle l’Inde et Israël sont deux nations aux destinées comparables, entourées qu’elles sont d'ennemis musulmans belliqueux. D’où la tentation de reprendre ses méthodes ethno-racistes et "partager ses phantasmes de nationalisme ultra-militariste", écrit Angshuman Choudhury, du Centre for Policy Research, à New Delhi.

Démolir les maisons et lieux de culte des musulmans, les empêcher d’accéder à des mosquées historiques, interdire aux étudiantes portant le hijab de passer les examens, autoriser les marches de drapeaux des hordes d’extrémistes traversant des quartiers musulmans en scandant des chants provocateurs… autant de pratiques israéliennes importées par une nation multiconfessionnelle et tolérante.

Les nationalistes hindous ont cherché à utiliser l'attaque du 7 octobre contre Israël pour servir leurs propres objectifs idéologiques. Ils évoquent la violence en Israël pour souligner la menace du "terrorisme islamique".

Rôdés à la lutte en ligne contre la nébuleuse ultranationaliste islamophobe locale, Zubair et ses compagnons se retrouvent désormais dans une arène plus vaste, aux prises avec des influenceurs d'extrême droite en Israël et aux États-Unis qui colportent les fausses informations en provenance d'Inde. Cinq jours après les attentats du Hamas, Sinha, le cofondateur d'Alt News de Zubair, s'était exprimé ainsi sur X : "Espérons que le monde se rendra compte que la droite indienne a fait de l'Inde la capitale mondiale de la désinformation".

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