Financement du terrorisme: Reprise du procès contre la multinationale Lafarge
Le procès pour “financement du terrorisme”contre la multinationale Lafarge et huit de ses anciens responsables reprend mardi devant le tribunal correctionnel de Paris. C'est la première fois qu'une multinationale ai poursuivie pour ces faits.
Suspendu pour une raison de procédure, le procès historique contre le cimentier Lafarge (aujourd’hui intégré au groupe suisse Holcim) reprend mardi après-midi devant le tribunal correctionnel de Paris.
Le groupe français est soupçonné d’avoir versé, en 2013 et 2014, plusieurs millions d’euros à des groupes armés contrôlant la zone où il opérait, notamment autour de sa cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie. Ces paiements auraient transité par sa filiale locale, Lafarge Cement Syria (LCS), et concerné des organisations classées comme terroristes en Europe.
Deux associations, Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) soutiennent les 11 ex-employés syriens qui ont porté plainte en 2016 et elles attendent beaucoup de ce procès. C’est en effet la première fois qu’une multinationale est poursuivie en tant que personne morale pour des actions commises à l’étranger dans une de ses filiales.
Cannelle Lavite, directrice du département entreprise et droits humains au ECCHR, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains, insiste sur le caractère historique de ce procès. “C 'est une première pour une multinationale, en France en tout cas, et surtout pour une multinationale en tant qu'entité juridique et pas simplement à travers ses dirigeants. Et là où c'est, je dirais, encore plus historique, c'est qu 'elle est poursuivie pour des paiements qui ont été faits par sa filiale à l 'étranger.”
Lafarge a développé un argument bien connu des ONG qui travaillent sur les dossiers de droits humains ou corruption, la maison-mère n’est pas responsable des activités de sa filiale : “Il ressort clairement de l 'instruction des magistrats que les décisions de maintenir l'usine en payant les groupes terroristes participaient à l 'intérêt exprimé par le groupe Lafarge de protéger son profit et son outil industriel en Syrie, c 'est-à-dire son usine. Donc en fait l 'argument qui est très souvent avancé par ces grosses multinationales, qui est de décentraliser en fait les décisions et donc de diluer les responsabilités, il ne tient pas, parce qu 'on voit bien que les décisions de paiement, qui ont été faites à partir des comptes bancaires de la filiale syrienne, ce sont aussi les dirigeants au niveau du siège à Paris qui ont aussi validé ces décisions.”
Une multinationale est responsable de ses filiales
Les magistrats instructeurs ont estimé que Lafarge est responsable parce que le groupe contrôlait cette filiale syrienne à 99%, les décisions de la filiale passaient par la maison mère, enfin les dirigeants de la filiale étaient des dirigeants du groupe français qui étaient détachés en Syrie. L’ancien président de Lafarge Bruno Lafont et l’ancien responsable de la zone Bruno Pescheux sont d’ailleurs poursuivis.
Lafarge explique également qu’elle n’avait pas le choix, évoquant des extorsions et du chantage exercés par les groupes terroristes. Les ONG répondent que les anciens employés syriens qui devraient intervenir à la barre vont expliquer que Lafarge les menaçait pour qu’ils continuent à venir travailler malgré la violence de cette guerre civile.
Cannelle Lavite souligne que son association soutient les anciens employés syriens de Lafarge qui ont porté plainte. Le cimentier leur a proposé de dormir sur place avec quelques vivres et au final, ils vont devoir évacuer l’usine par leur propres moyens lorsque la région tombe sous le contrôle du Daech en septembre 2014. “On pourrait y voir un préjudice de mort imminente, ils vont devoir quitter l’usine avec leurs véhicules et certains ont disparu lors de cette évacuation.”
Le cimentier en pleine guerre fait 70 M de CA
Les faits sont simples, Lafarge a investi 680 millions de dollars dans son usine de Jalabya au nord-est de la Syrie juste avant le déclenchement de la guerre civile qui débute en 2011. Dès 2012 et jusqu’en 2014, Lafarge va donc payer plusieurs groupes armés pour obtenir des laissez-passer pour ses employés, afin qu’ils puissent passer sans encombre les check-points. Lafarge va même acheter des matières premières à ces groupes parmi lesquels on trouve Al Nosra ou Daech. La multinationale française aurait selon les calculs débourser plus de dix millions de dollars alors que dans le même temps, l’usine dégage une chiffre d’affaires de 70 millions de dollars.
La cimenterie était située en plein désert loin de toute agglomération ce qui rendait la route y menant d’autant plus dangereuse. Il est à souligner que même de gros entrepreneurs syriens avaient quitté la Syrie avant cette date tout comme d’autres multinationales occidentales.
Un acteur est absent de ce procès. Selon certains témoins, l’État français aurait approuvé le maintien de Lafarge en Syrie, comme en témoigneraient des rencontres entre des dirigeants de la société et l’ancien ambassadeur de France en Syrie. Le directeur de la sûreté de Lafarge, Jean-Claude Veillard, envoyait d’ailleurs des comptes rendus fréquents sur la situation dans la région aux services de renseignement, et leur a même fourni des photographies de djihadistes français.
Lafarge a été poursuivi aux États-Unis pour les mêmes faits et a plaidé coupable pour éviter un procès, le groupe, désormais propriété du Suisse Holcim, a alors payé une amende de 778 millions de dollars.