Quelle est la portée de la loi algérienne criminalisant la colonisation française ?
En criminalisant la colonisation française, l'Algérie brandit la loi face à l'histoire. Ce geste politique fort relance le débat sur la mémoire, les réparations et la possibilité même d'un dialogue apaisé entre les deux rives de la Méditerranée.
Par un vote solennel le mercredi 24 décembre, le Parlement algérien a franchi une ligne rouge dans le contentieux mémoriel qui l’oppose à la France. La loi qu’il a adoptée ne se contente pas seulement de condamner la colonisation française (1830-1962) ; elle la criminalise explicitement comme un “crime contre l’humanité”, exige des “excuses officielles” de Paris et ouvre la voie à des demandes de “réparations”.
Cette offensive législative, d’une radicalité inédite, vise autant l’ancienne puissance coloniale que la scène intérieure et internationale. Elle s’appuie sur un inventaire précis de griefs : la restitution des archives, la décontamination des sites d’essais nucléaires français au Sahara et la reconnaissance des massacres et des spoliations foncières. En durcissant ainsi le ton, Alger répond à une attente populaire tout en prenant le contrepied de la loi française de 2005 – depuis amendée, mais jamais oubliée – qui évoquait le “rôle positif” de la colonisation.
La réaction française a été immédiate et sans nuance, l'adoption par l'Algérie d’une loi criminalisant la colonisation française est "une initiative manifestement hostile, à la fois à la volonté de reprise du dialogue franco-algérien, et à un travail serein sur les enjeux mémoriels", a réagi le ministère des Affaires étrangères, mercredi le même jour de l’adoption de ce texte.
Ce rejet catégorique ferme la porte à tout dialogue et illustre l’ampleur de la crise de confiance entre les deux rives de la Méditerranée. Ce texte, au-delà de ses aspects juridiques, agit comme un révélateur des impasses d’une mémoire coloniale toujours à vif et des difficultés à penser la réparation sans sombrer dans l’affrontement politique.
Une généalogie du contentieux : de la provocation de 2005 à la réponse de 2025
Pour comprendre la portée de cette loi, il faut remonter à ce que Benjamin Stora qualifie, dans un entretien accordé à TRT Français, de “sentiment de rancœur très fort induit par l’article 4 de la loi française reconnaissant le « rôle positif » de la colonisation en 2005”. Le vote de cette loi a engendré un choc profond en Algérie, et a été perçu comme une négation officielle de la violence du système colonial.
Bien que retirée sous la pression, notamment de Jacques Chirac, cette loi a laissé une cicatrice durable et a réactivé la demande d’une reconnaissance inconditionnelle. “Ce projet de loi était en gestation depuis plusieurs années”, rappelle Stora qui inscrit ant la démarche algérienne dans un long processus de réponse législative à ce qu’elle considère comme une réécriture insultante de l’histoire.
Cette lecture est confirmée au micro de TRT Français par l’historien algérien Hosni Kitouni qui retrace une généalogie politique plus ancienne encore. Le chercheur fait remarquer que “le projet a été porté depuis longtemps, dans la société civile, par des intellectuels ou par des parlementaires. Il a failli aboutir vers 1984 et ça a été repris après l’adoption de la loi de 2005 en France.”
Selon lui, le blocage initial s’explique par des considérations diplomatiques : “À l’époque, en 2005, l’Algérie était en négociation avec la France (…) l’ancien président Abdelaziz Bouteflika voulait signer un traité d’amitié avec la France (…) Donc, on a bloqué le vote de la loi pour laisser la diplomatie et les bons voisinages agir.” L’échec de ces négociations et la dégradation du climat bilatéral ont finalement levé ce véto. La loi de 2025 apparaît ainsi comme l’aboutissement d’un processus suspendu, rendu à nouveau politiquement possible par l’effondrement du dialogue entre les deux pays.
La qualification juridique : le piège de l’anachronisme historique ?
Le cœur de la polémique, et le principal point de désaccord intellectuel, réside dans la qualification de “crime contre l’humanité” appliquée rétroactivement à l’ensemble de la période coloniale. Sur ce point, Benjamin Stora nuance sa position, tout en affirmant sans ambiguïté que “le colonialisme au sens général est condamnable, tout comme l’esclavage”, mais émet aussi de sérieuses réserves méthodologiques.
“Je suis pour, à chaque fois, caractériser les choses en crime de guerre ou de crime contre l’humanité selon des définitions rigoureuses”, explique-t-il, insistant sur la nécessité de “nommer très précisément” les événements.
Il met en garde sur le risque de la généralisation qui, en voulant tout condamner, peut mener à un “anachronisme historique”. Comment juger, par exemple, la conduite du maréchal Bugeaud au milieu du XIXe siècle avec les catégories juridiques du XXIe siècle ? Pour Stora, le travail de l’historien est justement de contextualiser et de distinguer. Il cite les “enfumades” du Dahra en 1845 ou les massacres de Sétif en 1945 comme des épisodes qui pourraient relever, après examen, de la qualification de crime contre l’humanité. Mais englober sous ce même terme 132 ans d’histoire complexe et aux modalités variées revient, selon lui, à faire un “exercice de juxtaposition” qui nuit à la compréhension fine des mécanismes de la violence coloniale.
Cette mise en garde est rejetée avec force par Hosni Kitouni qui défend la logique de la loi algérienne. Pour lui, l’intérêt est “éducationnel, éthique, c’est-à-dire enseigner, poser le cadre éthique et juridique dans lequel on comprend et on analyse la colonisation.” Il s’agit de “lutter contre tout espèce de tyrannisme, toute espèce de remise en cause, toute espèce de contestation unilatérale ou injuste du passé”.
Kitouni réfute également la critique de la judiciarisation de l’histoire, en rappelant un précédent français : “La France a déjà criminalisé l’esclavage par la loi Gayssot. Elle a judiciarisé l’histoire, l’histoire au moins de l’esclavage.” Pour l’historien algérien, qui évoque dans ce sens les résolutions du colloque de Durban en 2001, la criminalisation de la colonisation est donc présentée comme un acte souverain et cohérent avec le droit international.
Le différend est profond. Kitouni résume l’exigence algérienne : “Nous demandons d’une part fondamentalement la reconnaissance de la colonisation en tant que telle comme un crime contre l’humanité (…) que les faits ne sont que des conséquences du système.” Il critique la position française – et par extension celle de Stora – qui consiste à reconnaître “des faits isolés et non pas leur origine systémique qui est la colonisation elle-même”. Selon lui, cette approche parcellaire est une stratégie dilatoire : “Si on suit la logique de Stora, il nous faut deux siècles pour arriver à criminaliser tout geste de la colonisation.”
Réparations : entre exigence morale et impasse politique
La demande de “réparations”, bien que laissée volontairement vague dans le texte de loi, est l’autre bombe à retardement de la loi votée ce 24 décembre. Que recouvre-t-elle ? Des compensations financières individuelles ou collectives ? Des investissements dans des projets de développement ? La restitution systématique d’archives et de biens culturels ?
L’histoire d’autres processus de réparation post-coloniaux montre l’extrême complexité, voire l’échec, de telles entreprises lorsqu’elles portent sur des préjudices systémiques, diffus et anciens.
Pour Stora, la priorité est ailleurs. Il plaide pour une “condamnation morale très importante” et une “portée symbolique forte”, avant de laisser “les historiens continuer à faire leur travail de manière méthodique”. Cette approche par étapes – reconnaissance symbolique d’abord, travail de vérité ensuite – se heurte cependant à la logique politique.
À Alger, la demande de réparations est devenue un marqueur de souveraineté et un élément de légitimité populaire. Hosni Kitouni dénonce ce qu’il perçoit comme de la mauvaise foi française sur les dossiers concrets. Concernant la restitution des archives et des biens spoliés, il s’agace de l’argument selon lequel une loi française serait nécessaire : “Stora a dit, quand on lui pose la question, il faut restituer les archives, il faut restituer les biens. Selon lui, pour ça il faut une loi, comme si la loi dépendait du bon Dieu, mais la loi dépend du gouvernement et du parlement français. (…) s’il y a une volonté politique réelle de restituer ces objets-là, il n’y a qu’à voter une loi.” Pour lui, la difficulté n’est pas juridique mais politique : la France voudrait garder “la main sur les réparations” et “ne laisser à l’Algérie aucune initiative sur l’écriture de l’Histoire, en créant des commissions, en imposant le cadre.”
Une crise diplomatique dans l’impasse : une loi de réponse et de symbole
La loi survient dans un contexte où les relations bilatérales sont au plus bas. “Il n’y a plus d’ambassadeurs d’Algérie en France et réciproquement”, rappelle sobrement Benjamin Stora. Le dialogue officiel est interrompu, et les canaux de communication réduits au silence. Dans ce climat, la portée de la loi est limitée – elle n’a pas d’effet juridique sur la France – mais son impact symbolique et politique est maximal.
Stora se veut toutefois mesuré sur les conséquences : “Je ne pense pas que cette loi puisse envenimer les choses. Les rapports ne sont déjà pas très bons pour employer un euphémisme. On ne peut qu’alimenter la défiance à la limite.”
Hosni Kitouni, quant à lui, analyse ce vote comme une réponse directe à un changement de climat en France : “depuis une année, une année et demie, nous observons une montée d’une haine, d’une hostilité absolument incroyable en France contre l’Algérie, et c’est une hostilité qui n’a pas l’air de baisser.” Il vise particulièrement “l’extrême-droite d’origine coloniale, d’influence OAS” qui, selon lui, “n’accepte pas que l’Algérie soit un pays indépendant”. La loi a donc, selon Kitouni, “un usage externe, c’est dire aux Français, dire à la partie française nostalgique de l’Algérie française que nous sommes une nation souveraine.”
Kitouni reconnaît donc volontiers le caractère avant tout symbolique de la loi : “la loi en elle-même est plus symbolique que juridique. Parce que, si vous lisez son contenu, ça manque de cohérence, ça manque de précision” Toutefois, il insiste sur la portée politique immédiate : “elle embête les responsables politiques français. Elle les met aux pieds du mur” et de souligner l’importance d’une telle loi en Afrique : “la portée de la loi en Afrique, par contre, a effectivement une portée extraordinaire. (…) elle montre la voie à plusieurs pays, notamment l’Afrique du Sud, Kenya, la Namibie, etc.”
La mémoire, entre loi et histoire
La loi algérienne criminalisant la colonisation française pose en effet une question fondamentale qui dépasse le cadre bilatéral : qui a le droit de dire l’histoire, et par quels moyens ? En choisissant la voie législative, Alger a fait un choix politique fort, répondant à une attente de justice mémorielle, mais prenant aussi le risque de rigidifier le débat et d’entraver le travail des historiens.
Le désaccord méthodologique entre Benjamin Stora et Hosni Kitouni est à cet égard éloquent. Pour le premier, historien français, la loi est un outil à portée limitée qui court-circuite la complexité. Pour l’intellectuel algérien, tant que la France refusera de s’attaquer à la racine systémique – la colonisation comme crime – et continuera à morceler la reconnaissance en “actes isolés”, toute avancée paraîtra vaine du côté algérien.
Cette opposition reflète un fossé plus large : là où la France, par la voix de Stora, prône une reconnaissance par ”petits pas” et par le travail scientifique, l’Algérie officielle, par la loi, exige une condamnation globale et sans nuance du système.
La mise en garde de Benjamin Stora, forgée par un demi-siècle de recherches, mérite d’être méditée. L’urgence n’est peut-être pas de légiférer sur le passé, mais de créer les conditions – politiques, académiques, diplomatiques – pour qu’un travail de vérité partagée puisse enfin avoir lieu. Cela suppose de sortir de la logique d’affrontement symétrique, où chaque loi répond à une autre loi, et où les mémoires s’entrechoquent sans jamais se rencontrer.
En l’absence d’une volonté politique courageuse des deux côtés de la Méditerranée pour emprunter cette voie étroite, la loi de 2025 restera un monument de pierre dans le désert du dialogue franco-algérien, témoignant d’une blessure toujours ouverte et d’une réconciliation sans cesse différée.